lundi 27 août 2012

Riposte


N’en déplaise aux gens qui s’indignent, les Pussy riot, même dans leurs scènes d’enculage public, ne font rien de très nouveau. Elles reprennent à leur façon les procédés de Diogène qui, quatre siècles avant le Christ, se comportait comme un chien pour prouver aux gens distingués qu’ils en étaient, eux aussi, des chiens (on peut trouver la démarche des Cyniques parfaitement débile, sans nuance et à côté de la plaque, la question n’est pas là). Diogène se branlait la nouille en public, non pas au sens figuré, comme le ferait un publicitaire ou un type qui bosse dans un service RH, mais au sens premier de l’expression « se branler la nouille ». Il s’astiquait bel et bien le jonc ! Il se polissait le chinois, se faisait briller le Solitaire. Il se lustrait la tringle sous le regard des passants. Se comporter comme un chien était, au sens littéral, le mot d’ordre de sa philosophie. Rejeter toutes les conventions sociales, ligne de conduite simple et gonflée, permettait donc de se masturber en plein vent, de baiser sur la place du marché, de couler des bronzes comac au nez des bourgeois. Vieille affaire, donc.

Évidemment, il était écrit que l’occident entonnerait contre la Russie le couplet de la censure politique et de la réaction moyenâgeuse. Quoi que fasse Poutine de toute façon, c’est un crime. Quand un tribunal américain fout 5 millions de dollars d’amende à un type qui a arraché son foulard à une musulmane, c’est une justice ordinaire et bien menée. Respect de la religion, droit de l’homme, bla, bla, bla. Mais que la justice russe juge des citoyens russes en fonction des lois russes est un scandale à peine soutenable pour un Français et pour Madonna. On les comprend. Il faudrait d’ailleurs demander l’avis de toutes les consciences éclairées chaque fois qu’un tribunal rend un avis de par le monde : a-t-il bien jugé ? Demandons à Sting, à George Clooney ou à mister Bean ce qu’ils pensent de la condamnation d’un chauffeur de bus à Ouagadougou ! L’excès de vitesse méritait-il deux mois de taule, Votre Altesse ?

Mais les Pussy riot ne sont pas des chauffeurs de bus, elles sont des artistes. Mieux que ça : des femmes ! Or, on sait depuis un siècle par chez nous qu’un artiste, ça peut tout se permettre. L’art, c’est ça. Ce n’est même souvent plus que ça. Admettons. Nous n’avons d’ailleurs rien contre la liberté laissée à chacun de s’exprimer, fut-ce pour le faire d’une façon atroce, fut-ce pour rabâcher inlassablement les mêmes poncifs.

Ce qui étonne dès qu’on sort des pays d’occident, c’est que la liberté d’expression n’a pas totalement annihilé les capacités de défense des institutions. La liberté d’expression, quand elle existe, y est relative. C’est cela qui gêne et scandalise, même inconsciemment, les grandes consciences de notre envié show business : en Russie, les offensés rendent encore les coups. Nous avons tellement ressassé nos attaques contre des ennemis crevés depuis un siècle et plus, incapables de rien faire d’autre que de ridicules protestations condamnées d’avance par tous, que le sort des trois émeutières de la chatte nous paraît inconcevable : elles ont attaqué, ils ont riposté ! Comment une telle chose est-elle encore possible ? se demande l’humoriste français après avoir souligné pour la millième fois la petite taille de Sarkozy, traité son épouse de catin et assimilé leur descendance aux plus profonds débiles. Pourquoi le président russe ne rigole-t-il pas un bon coup avec ceux qui l’attaquent ? s’interroge l’aficionado des Guignols de l’info, habitué à la connivence de Chirac avec sa propre marionnette. La vraie différence, elle est là.

Théoriquement, la liberté d’expression est une arme précieuse pour les faibles. On ne se prive pas d’en user, jusque sur ce blog. Dans la pratique, certains faibles devenant intouchables, la liberté d’expression suppose soit le mutisme de celui qu’on attaque, soit une protestation de pure forme, vouée aux moqueries. Quel Président de la république se risquerait à répondre aux attaques sur son physique ? Si l’on en juge par le rapport de forces réel, ceux qui s’expriment sont donc rarement faibles.
La généralisation de la langue du marketing rend même la situation inédite : un connard tenant blog a toute liberté pour attaquer un Président de la république, mais ce dernier, au cas improbable où il voudrait répondre, se trouvera si engoncé dans les filets des agences de com’ qu’il ne pourra utiliser qu’un langage stérile, convenu, vidé de ses tripes : impuissant. Un humoriste payé par France Inter pour assassiner quotidiennement tout ce qui lui déplait ne risque donc rien, sauf bien sûr s’il s’attaque à des institutions ou groupes réellement vivants, capables non seulement de se défendre mais aussi de lui foutre une fatwa au cul. D’ailleurs, le procureur Didier Porte fut certes viré après avoir répété trente fois « J’encule Nicolas Sarkozy » à l’antenne, mais France Inter fut finalement condamné pour ça.


Le XIXème siècle croyait qu’une presse libre et une totale liberté d’expression étaient les conditions sine qua non de la démocratie. Le système où nous vivons s’est donc arrangé pour que ces deux notions ne signifient plus rien : la presse française est presque exclusivement détenue par des marchands d’armes liés au pouvoir ; la liberté d’expression ne sert plus qu’aux amuseurs, aux actrices rebelles, aux chanteurs engagés, ligués contre les chasseurs, contre les pêcheurs de baleines, les cardinaux de Rome, l’ordre patriarcal ou les nostalgiques de Vichy… Et malgré la disproportion des forces en présence, les assaillants exigent encore de leurs cibles une soumission, une immobilité totales !

Certes, les Pussy riot paient cher leur lancement médiatique international. Il y a trente-cinq ans, les Sex-Pistols, proto punks à svastika, avaient eux aussi réussi leur coup en profitant des cérémonies d’anniversaire de la reine pour lancer une chanson pleine de bon sens : God save the queen, the fascist regime. Ils n’ont pas duré longtemps en tant que groupe mais leur dénonciation du capitalisme leur a rapporté un gros pognon. C’est ce qui arrivera aux Pussy riot quand elles sortiront de taule, si elles émigrent ici.

jeudi 16 août 2012

A boulets rouges


La scène se passe au milieu du mois d’août, lors d’une beach party à la Grande Motte. Soudain, vous évoquez Soljenitsyne : vous avez de fortes chances d’entendre dire qu’il faudrait voir à passer à autre chose. Parlez de Rimbaud tant que vous voulez, de Bukowski ou de Paul Auster, parlez évidemment d’Anna Gavalda ou de Jean-Philippe Grangé, mais Soljenitsyne, non. On reconnaîtra éventuellement que c’est un auteur utile pour comprendre un monde révolu, le soviétisme de papa, mais personne n’interrompra jamais ses lectures de vacances pour se mettre à Soljenitsyne. Pourquoi pas la scolastique de Saint Thomas d’Aquin, tant qu’on y est ?

Pourtant, Soljenitsyne n’a pas seulement écrit sur la Russie, il a aussi exercé son génie critique sur notre système bien aimé. En 1978, dans un discours resté célèbre, prononcé à Harvard, il livre à un auditoire médusé sa vision de l’occident libéral, où il vit alors depuis quatre ans, exilé d’URSS. Il n’a pas eu besoin de plus de temps pour comprendre certains des vices délétères de notre système, et pour en faire un procès lapidaire dans une langue d’une troublante efficacité. Il y aurait beaucoup à dire sur le discours de Harvard, et c’est justement ce qui en fait la valeur. En six ou sept pages, et sans préliminaire, il relève et dénonce plus de scandales que ne le feraient en une vie quarante sociologues militant au Front de gauche. On peut ne pas partager l’aspiration spiritualiste ou chrétienne de Soljenitsyne, mais on serait bien en peine de nier que l’image qu’il donne de notre situation n’est pas juste.

Aujourd’hui, 34 ans plus tard, la distance qui nous en sépare nous rend ce discours encore plus prophétique : on a l’impression qu’il a été écrit la semaine dernière. Tout ou presque s’y trouve : notre appétit de consommer ; la dépression psychologique et morale qui s’ensuit ; l’enflure démesurée de l’individualisme, servie par la prolifération du droit ; la violence de nos vies quotidiennes ; les dérives impunies du pouvoir médiatique et, surtout, les impasses du matérialisme triomphant.


Il nous arrive de penser aux grands critiques de la modernité (Baudelaire, Villiers de l’Isle Adam, Flaubert, Thoreau etc.) et de se dire qu’ils ont au moins eu la chance de ne pas voir ce que le monde est devenu. Il est évident qu’un type comme Léon Bloy, par exemple, revenant soudain parmi nous et placé devant une télévision, se volatiliserait d’indignation en moins de trois minutes. Soljenitsyne est un peu dans ce cas : il arrive d’un autre monde, il a un regard neuf, il n’est pas blasé, il ne trouve rien « normal », il ne cherche pas d’excuse à tout, il est lucide et direct. Il nous offre une des plus précieuses méthodes d’analyse : la distance.

Évidemment, le discours de Harvard ne changea rien, si ce n'est qu'il aggrava encore la réputation de réactionnaire de l’écrivain. Nous pouvons heureusement continuer de dépenser notre treizième mois en famille, allongés sur des plages de crèmes protectrices, livrés à la patience du soleil, profitant des derniers jours avant récession, et du ballet des jet ski , que rythme un ressac épuisé.

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mercredi 8 août 2012

Les mauvaises pensées de Monsieur le Chien


Chose rare, ce qu’on remarque d’abord dans les BD du blog de Monsieur le Chien, à part le dessin, c’est l’excellent sort fait à l’orthographe, et à sa copine la grammaire. Le Chien est un classique, il parle comme il faut, c'est-à-dire en respectant suffisamment bien les règles pour obtenir le droit de s’en affranchir quand cela est nécessaire. On sent que contrairement à la quasi-totalité des auteurs de BD, il a lu aussi des livres ousqu’il n’y a pas d’images dedans.

Son humour repose autant sur l’efficacité de son trait que sur le décalage systématique entre l’image et son commentaire. Chose encore plus rare : dans cette veine, il arrive à ne pas s’épuiser. Son humour doit aussi beaucoup à une façon de ne pas rire des mêmes choses que tout le monde, surtout pas des mêmes choses que les auteurs de BD standard.

Le dessinateur de BD standard est un être généralement affreux, à la poitrine creuse à force d’être repliée sur un bureau, à la barbe systématiquement dégueulasse. Quand il est jeune, le dessinateur de BD est tatoué ou piercé. Aucune exception à ce déterminisme biologique n’a encore été officiellement constatée en France. Quand il est moins jeune, il s’arroge le droit de laisser ses cheveux poivre & sel pousser, filasses et raréfiés, jusqu’à la consécration : le catogan. Les dessinateurs à l’ancienne, façon E.P. Jacobs, portant cravate et chantant l’opéra, c’est fini.

Par essence, l’auteur de BD est un nerd, un maniaque capable de passer des centaines d’heures à gribouiller des choses tout seul dans son coin. L’évidence masturbatoire de son activité ne saurait du reste lui être reprochée : sans fignolage, sans polissage, sans travail de la main, rien de bien solide ne se fait. Soit. En revanche, cette abnégation à coups de paluche lui porte sur le jugement : à force de ne considérer les choses que par le petit bout (le sien), l’auteur de BD en vient à ne plus respecter que ce qui lui ressemble et « pense » comme lui. Pour l’aider dans cette ignoble voie, il dispose d’effigies repoussantes toute faites, qu’il utilise ad nauseam dans ses planches et dans sa vie privée : le beauf, le chasseur, le curé, le collabo, le père de famille, le lecteur du Figaro, l’aficionado, le macho, le flic, le militaire, le directeur d’école, l’opposant à l’avortement, le conservateur, l’épicier à blouse, le réac, etc. Ces affreux-là composent un bestiaire pratique qui dispense de réfléchir et permet, en plus, de se poser en s’y opposant, comme l’avait bien repéré Philippe Muray en son temps. Bestiaire méprisable, aux pensées immondes et pire, archaïques, qui forme un portrait inversé du gentil auteur de BD, homme de bien qui n’est qu’ouverture d’esprit et tolérance, amen. La figure ultime de cet indécrottable sûr-de-lui, c’est, bien sûr, Cabu : le monde peut changer, la Chine peut émerger, la pollution peut faire crever les sols, les glaces du Pôle peuvent fondre, le djihad peut embraser l’Afrique, la démographie peut s’affoler, la peste bubonique peut ravager Paris, les deux seuls dangers menaçant le monde selon Cabu, c’est le militarisme et le curé de campagne. Eh oui, l’auteur de BD ressemble à s’y méprendre à une autre icône du Bien : le chanteur de la Nouvelle Scène Française, mais en plus bête encore.

Il faut avoir jeté un œil sur les BD en vente dans les petits festivals, ces BD qui ne font pas la une des journaux spécialisés mais qui sont quand même passées par le filtre de l’édition, pour embrasser la torpeur intellectuelle qui touche la quasi totalité de ces cons-là. Ils n’évitent aucun cliché : en 2012, on ne sera pas surpris de la surpopulation nazie (et des néo nazie) dans les BD françaises, de la prolifération d’histoires lamentablement édifiantes sur les gentils et les méchants, de l’inquiétant désir d’Occupation que trahissent ces sempiternels ressassements, et du manichéisme comique qui règne à Débileland. Comme des Cabu insatiables, ils tartinent leurs chefs d’œuvres de dangers imaginaires, de terreurs passées dont ils ignorent tout, de courageuses dénonciations de crimes universellement connus, d’un prêchi-prêcha gauchisant qui range irrémédiablement la moitié du genre humain et la totalité de l’Histoire de France dans le camp du mal, comme on aligne les salauds contre un mur. Il est presque devenu inutile de lire une BD française : on sait ce qu’on y trouvera, et quel ordre y règne.

(Cliquez pour agrandir, tas de myopes)

Dans cette mare, Monsieur le Chien tranche d’une façon nette, quoiqu’il ne se spécialise pas non plus dans le propos politique. Simplement, en lisant ses BD, le lecteur averti constate très vite que les clichés en question ne s’y trouvent pas, que l’auteur n’essaye pas de se tailler un autoportrait en gloire en dénonçant avec audace les accords de Munich, la prise d’Alger ou celle de Jérusalem. La censure et l’autocensure nous ont amenés là : un juste sera désormais reconnu à ce qu’il ne dit pas, un brave aux lâchetés qu’il se refuse.

Le travail de Monsieur le Chien est (pour l’instant) essentiellement composé de choses drôles, distrayantes et très bien foutues. Mais le bonhomme est politique. Sa conscience est là, en parfaite opposition avec les valeurs grégaires de son milieu et son goût pour le lynchage. Et certains ont bien remarqué qu'au milieu de tous ses gags pour faire rire se trouvent de réelles attaques contre la bonne pensée, des piques contre ses pairs, si nombreux et si semblables, des propositions qui font tâche dans le bel unanimisme des promoteurs de la diversité.
A l’intérieur du business de la BD, le bougre est bien placé pour sentir la vague de dénigrement qui s’y répand sans obstacle : tout ce qui est français doit être sali, vu sous une lumière négative, et sans riposte possible. Dans une série de planches excellentes et déprimantes, mais que je recommande, il nous montre de façon très claire que la honte de soi gouverne ce monde-là, que le masochisme et l’irresponsabilité le disputent à l’ignorance, et que la mauvaise foi y pue librement de tous ses miasmes. Et comme un honnête homme égaré dans un monde incompréhensible, il se demande peut-être ce qui pousse un pays aussi admirable à se tremper dans la merde avec une telle ferveur.

jeudi 2 août 2012

Nouveau : la séducfion.


Il y a quelques jours, me promenant dans les rues d’Avignon pendant son festival, j’ai vécu l’expérience troublante de pouvoir poser le regard non seulement sur les femmes qui y déambulaient, mais aussi, quelquefois, directement sur la raie de leurs culs. En tant que citoyen moyen, je me suis dit que je tenais là un privilège jadis réservé aux conquérants.

Détaillons la chose et tâchons d’être précis : les exhibitions fessières sont le fait des femmes jeunes, parfois des très jeunes filles. Les femmes plus mûres, moins soumises à la compétition sexuelle que le libéralisme des mœurs répand partout, restent assez discrètes. Pour l’instant. Ou peut-être luttent-elles avec d’autres armes, plus à leur main ? Depuis quelques années, les premiers jours de soleil semblent libérer une fureur exhibitoire qui prend chaque printemps un tour nouveau, et chaque fois une intensité plus forte. Un esprit mesuré comme le mien n’ose plus se demander « jusqu’où iront-elles ? », de peur d’entrevoir mentalement les réponses, et de finir à l’asile.
Si les années 1990 furent celles d’un retour des robes à fleurs, légères, printanières, campagnardes et bigrement suggestives, robes qui rappelaient les images des jeunes femmes de 1945, la donne a radicalement changé depuis l’irruption du tatouage, du piercing et l’abandon consécutif de presque toute pudeur corporelle. Mécaniquement, la sotte donnant beaucoup de prix au tatouage qu’elle s’est fait faire sur la hanche, elle ne résistera pas à l’envie de le montrer, dévoilant par conséquent une partie d’elle-même habituellement cachée. Et comme l’esthétique des films de boules trouve dans la population jeune des réceptacles enthousiastes, le tatouage féminin se porte dorénavant au creux des reins, sur le précipice pubien et bientôt peut-être, au beau milieu du fion. D’où la rage de tout montrer que l’on constate.

Pour tout homme normal, c'est-à-dire pas encore blasé, non moderne, le spectacle de sillons fessiers inconnus est une torture. C’est d’abord une torture physique de nature sexuelle, une stimulation qui ne sera jamais suivie d’effet. Une femme t’expose la raie de son cul sous la moustache, ouvrant les vannes de la testostérone dans ton froc, mais sous la surveillance zélée de la Loi : pas touche ! Charme de la liberté d’aujourd’hui, toute tentation est légitime, toute consommation se paie cher. L’Antiquité, très au fait de la physiologie humaine, qualifiait au moins la technique de Tantale de supplice. C’est aussi par conséquent une torture morale, au sens où l’homme-spectateur-involontaire se voit rabaissé au rang du petit garçon dans un magasin de jouets, exposé à une offre toujours plus agressive sans avoir le moyen de participer réellement à la fête.

Sur une petite place remplie de monde, où l’on buvait une bière à l’ombre des platanes, quatre pimbêches à raies publiques passent entre les tables, à la recherche d’une place libre où poser leurs derches. Littéralement, les gens attablés se retrouvent avec un quatuor de culs presque nus au niveau du pif. Soudain, j’entends une de ces garces dire aux trois autres « c’est bon, ça me soule, y’en a qui matent ! ». S’ensuit une brève engueulade avec un des occupants d’une table, à qui l’une des filles annonce « c’est pas dans tes moyens, bouffon ». Elle parlait de son cul, après avoir parlé avec. Drôle en soi, la scène devint instructive au moment où l’une menace « d’appeler les flics, putain » si les regards du genre humain ne cessent pas immédiatement de se poser sur ce qu’elle montre pourtant avec ostentation.


Plus encore qu'un narcissisme débridé, c’est la schizophrénie de notre époque qui s’étale ici. Schizophrénie du système qui donne la liberté de montrer (au nom de quoi l’interdirions-nous ?) et qui traque comme jamais celui qui regarde, celui qui commente, celui qui s’indigne. L’actualité parlementaire nous a averti que la loi sur le harcèlement sexuel est de nouveau opérationnelle, prête à servir. Les harceleurs sont prévenus, très bien. Mais qui prendra en compte les plaintes des gens ordinaires qui se considèrent harcelés par les adolescentes en débardeurs, les jeunes au nombril à l’air, aux hanches débordantes, ou celles qui déballent en public leur petit trésor culier ? Quelle cellule de soutien psychologique aidera les victimes des stimulations publicitaires, celles des unes de magazines, les gens agressés quand ils regardent un film réputé grand public avec leur grand-mère, et qu’apparaît subitement une paire de fesses en action, au milieu de gémissements surjoués ?

Notre situation s’apparente à la montée aux extrêmes de Clausewitz :
1) la liberté individuelle repousse sans cesse les limites de ce qui est permis,
2) après que la publicité et la mode ont fourni des modèles, le marché assure à chacun les moyens de faire ce qu’il veut (micro jupe, string, tatouage fessier, piercing vaginal)
3) le fond anthropologique de l’homme restant cependant le même, il se voit sans cesse contrainte de contrôler et retenir ses désirs, alors que tout vient en permanence les exciter
4) les partisans de la liberté, et surtout ses praticiens, réclament donc toujours plus de protection pour eux-mêmes, et de sanctions contre les salauds.

Nous en sommes même arrivés à ce qu’une apprentie ministre envisage d’abolir la prostitution dans un pays où le porno est illimité, gratuit et accessible en un clic sur Internet. Liberté des pornocrates et de leur impressionnant business ; sanction de l’utilisateur qui veut se faire faire une turlute, comme dans le film ! Quand on retrouve aussi souvent la schizophrénie dans un système, c’est qu’elle en est une perversion intrinsèque, comme celle qui consiste à autoriser la vente de véhicules dépassant le 200 km/h, en installant partout des radars tarés à 130…


Le libéralisme des mœurs offre énormément d’avantages. Il a aussi des inconvénients mais, pour des raisons de correction politique, il est interdit d’y faire allusion, sauf à dénoncer les cochons qui ne jouent pas selon les règles.
Une étudiante belge fait en ce moment parler d’elle avec un film présentant l’ignoble attitude de certains hommes à son égard, quand elle se promène par les rues de Bruxelles. Le film la montre victime d’insultes, d’insinuations, harcelée par des dizaines d’emmanchés en pleine rue. Les apostrophes sont tellement dégueulasses que beaucoup en viennent à douter de leur authenticité, et que ces choses-là n’arrivent pas en France. Ces choses-là arrivent, hélas, partout où il y a des hommes, des femmes, et de la frustration.

Entre les femmes qu’on agresse verbalement et les hommes qu’on excite incessamment, il ne reste bientôt plus de place pour la raison, pour un équilibre, une décence commune qui permettrait qu’on profite de l’incomparable spectacle des femmes, et qu’elles jouissent tranquillement d’être regardées, comme la nature les y dispose.