On entend parler de nouveau de protectionnisme depuis quelque temps, depuis que la pensée critique sur la mondialisation se multiplie. Il y a une dizaine d’années encore, le simple mot de protectionnisme faisait sourire et déclenchait presque la pitié : il est maintenant brandi comme une solution, voire la solution, face à l’incompréhensible bordel au milieu duquel nous sommes en train de couler.
Remarque liminaire : ceux qui sont supposés nous éclairer sur les avantages et inconvénients de telle ou telle mesure économique, dont le protectionnisme, ne sont finalement d’aucune utilité. Parmi les économistes, il est tout aussi facile de trouver des partisans que des adversaires du protectionnisme, pour ne parler que des économistes prestigieux : Le prix Nobel Maurice Allais est un protectionniste convaincu, comme Paul Samuelson, tandis que d’autres Nobel, Milton Friedman ou Freidrich von Hayek s’y opposent résolument. Il reste donc aux non économistes que nous sommes à se faire une opinion, c'est-à-dire à trouver un discours théorique suffisamment construit pour appuyer ce qu’on pensait déjà confusément, sans souci de justesse, de justice, ni d’esprit réellement scientifique…
Pas plus que les grosses têtes nobélisées, je ne suis capable de trancher quoi que ce soit dans ce débat technique. J’observe simplement qu’il est plus facile de protéger son économie quand on est puissant que quand on est faible, probablement parce qu’on est moins sensible aux mesures de riposte qui s’ensuivent généralement. Le protectionnisme est donc paradoxalement utilisé par des pays assez puissants pour se foutre de l’avis des autres, et il est pratiquement interdit aux pays faibles, que le mot protection semblait pourtant désigner en priorité. Mieux : le contexte actuel est celui d’un protectionnisme qui viserait à nous protéger, nous, pays puissants, des attaques dégueulasses des pays de crève la dalle ! Quand on écrit « protectionnisme contre la mondialisation », il faut traduire par protectionnisme contre les produits chinois, indiens ou autres, c'est-à-dire contre des produits réalisés à bas coûts, dans des conditions sociales très exotiques, dans des pays moins développés que les nôtres, et sur une échelle qui nous dépasse.
Deuxième observation : la critique de la mondialisation est une discipline occidentale qui naît et se développe au moment même où la mondialisation commence à produire des effets défavorables aux économies et aux sociétés occidentales. Quand il s’agissait de produire des usines clés en mains et de les fourguer au Maghreb, à l’Argentine ou en Extrême-Orient, la mondialisation était tout simplement formidable, comme notre savoir-faire, nos ouvriers, nos capitaines d’industrie et le drapeau tricolore. Quand le marché mondial des produits agricoles est réglé par les puissances occidentales grâce à des positions dominantes et des mécanismes d’aides qui mettent les agricultures du sud en faillite, tout le monde, ou presque, s’en accommode. Quand Bouygues va construire une université à Riyad ou un barrage sur le Yang-Tsé-Kiang, on se félicite (je me demande bien pourquoi, d’ailleurs), mais si un obscur village d’Inde se met à produire nos godasses douze fois moins cher que nous, il faut d’urgence s’en protéger !
De deux choses, l’une : soit l’économie, fut-elle mondiale, est la lutte de tous contre tous et n’est régie que par des intérêts à court terme, alors protégeons-nous comme des bêtes ; soit l’économie vise à équilibrer des échanges entre des acteurs de façon qu’ils puissent tous vivre de leur travail, et dans ce cas, posons-nous la question de savoir ce qui arrivera aux villageois indiens quand on aura fermé le marché que nous représentons pour eux.
Sur un autre plan, tout le monde a bien compris que les peuples des pays pauvres ont tendance à émigrer dans les pays riches quand ils n’ont aucun espoir de voir changer leur pays d’origine. Quand on aide une industrie à naître dans un pays d’Afrique, quand on commence à y créer des emplois et des conditions de vie acceptables, on se garantie aussi contre des vagues d’émigration de la misère. Personne, que je sache, ne conteste ce principe simple. Mais on fait pourtant comme si ces industries naissantes ne devaient pas avoir de débouchés, comme si une usine dans le sud n’avait pas vocation à exporter aussi dans le nord, et donc, comme si le développement économique du sud devait servir à reproduire éternellement les rapports de puissance existant au niveau mondial. Quand on voit comment les pays riches s’affolent face aux pauvres qui sortent la tête de l’eau, on se demande si l’aide qu’ils leur apportaient n’avait pas pour fonction principale de leur donner bonne conscience, et si ils n’avaient pas cru qu’un rapport de don (ou d’aide) pouvait se reproduire sans fin, chacun jouant le même rôle pendant que rien ne change. Quand on apprend à un enfant à faire de la bicyclette, on ne doit pas s’étonner ni trouver injuste qu’il nous mette un jour vingt minutes dans la vue sur notre parcours habituel !
La question est complexe. La mondialisation des échanges produit des traumatismes chez nous, c’est incontestable. La tentation de se protéger est légitime et logique. Par ailleurs, la mondialisation permet à des pays de se développer, et leur fermer la porte au nez aura des conséquences gigantesques chez eux, donc à terme chez nous. Certains prétendent qu’il est légitime de se protéger contre des pays qui n’ont pas de législation du travail comparable aux nôtres, ce à quoi on pourrait répondre qu’ils ne risquent pas d’avoir une super législation du travail s’ils n’ont pas, d’abord, du travail… En Europe, les Allemands sont les moins chauds pour le protectionnisme. Pourquoi ? Parce qu’ils sont sympas avec le reste du monde ? Non, parce qu’ils ont su conserver une industrie à forte valeur ajoutée qui n’est pas hyper concentrée, qu’ils ne dépendent pas uniquement de la fusée Ariane, du TGV et d’Airbus, et qu’ils savent produire mieux que les autres des machines-outils et des biens intermédiaires. Tant que les pays émergents concurrencent l’Europe sur la fabrication des T.shirts, des serviettes de table et des pantoufles, les Allemands s’en foutent. Quand ils seront dangereux sur les points forts de l’économie allemande, on reparlera de protectionnisme communautaire en Europe. Généreux, hein ?