En feuilletant un magazine sur l’immobilier dans la région de Phoenix (Arizona) [ouais, et alors ?!], on fait des découvertes. La plus stupéfiante est peut-être la fréquence des publicités pour les dentistes. Ce genre de pub est également très fréquent à la télévision, ainsi que les pubs pour à peu près n’importe quoi, de la canne à pêche Fisherman’s junk au fusil automatique Killmatic. Visiblement, pour les Ricains, avoir de bonnes dents n’est pas un objectif suffisant : il faut les montrer. Comme un écran plat ou une nouvelle voiture, l’essentiel est que tout le monde sache que ça brille, que c’est neuf et que c’est de la bonne came.
Le cinéma nous a déjà habitués à ce canon de beauté inter sexes, et on ne compte plus les stars au sourire éclatant, autant dans les nanars de seizième zone que dans les plus authentiques chefs-d’œuvre. Un acteur US avec une dentition moyenne, ça n’existe pas ! Le plus curieux peut-être, c’est que la fonction première des dents, qui est de couper/mâcher, est techniquement reléguée au rang d’archaïsme dans ce pays où la bouffe est, au-delà de son goût, de ses qualités nutritives ou de son originalité, une chose systématiquement molle. Comme ces mecs bodybuildés qui ne foutent rigoureusement jamais rien des muscles qu’ils s’acharnent à gonfler, l’Américain des magazines possède des dents à peu près inutiles, alors il les exhibe.
Une petite visite dans l’Amérique de tous les jours vous montrera ce qu’aucun frenchy ne pourrait deviner : beaucoup de gens, énormément de gens ont de fausses dents aux Etats-Unis. Et pas que les vioques ! Il est très fréquent de rencontrer un quadra qui s’est fait ôter toute la salle à manger et qui a préféré avoir de fausses dents, tout simplement parce que les soins dentaires coûtent la peau du cul. La maison moyenne d’un dentiste, là-bas, c’est un truc à 6 millions de dollars… Le business rapporte. Plutôt que d’aller chez le dentiste régulièrement, le pragmatique citoyen de la première puissance mondiale se gâte les dents en bouffant trop sucré, puis les abandonne au profit d’un dentier plus pratique à entretenir, plus spectaculaire à montrer, plus facile à changer et incontestablement beaucoup plus design. Et toujours avec cette désarmante candeur du gars pour qui un parquet en plastoc mélaminé façon bois est plus pratique à nettoyer qu’un bon vieux parquet en chêne… Un coup d’éponge, et c’est propre ! Mentalité de femme de ménage.
Mes chers frères, mes chères sœurs, compagnons d’épreuves, j’aimerais que chacun d’entre vous prenne trente secondes pour regarder intensément la photo ci-dessous. Concentration. Cliquez dessus pour agrandir au besoin.
L’illustration choisie est censée représenter la femme mûre idéale. Visez le topo : elle joue au tennis, elle a les épaules d’un lutteur, elle a la mâchoire de Clint Eastwood, elle n’a pas un poil de graisse et possède peut-être ce qu’une photo cadrée plus large aurait montré : un splendide braquemard ! Comme si ça ne suffisait pas, le docteur Ginger Price (Gingembre Prix, tu parles d’un blaze !) lui a foutu un sourire en plastique de derrière les fagots : cette pauvre conne est défigurée ! Des incisives de trois bons centimètres ! Imaginez le bruit que doit produire chaque mot prononcé par cette bouche, imaginez qu’elle tente de susurrer un « je t’adore, baby » : filtré avec difficulté par la rangée de barreaux dentaires, l’expression devient un souffle bruyant, quelque chose entre le 44 tonnes qui passe devant ta fenêtre et le pet d’un phoque boulimique par un soir de grand vent au cap Horn !
Je n’irai pas jusqu’à faire l’apologie des chicots.
Le sourire, c’est comme la bonne santé pétaradante : passé un certain seuil d’intensité, ça fait chier tout le monde. On en arriverait presque à apprécier la fréquentation des tristos, des coincés du cul et des bigots pétris d’angoisse. L’Américain manie le sourire à grands coups d’effets spéciaux, c’est autant dans sa nature que dans ses moyens. Mais comme tout ce qui est fabriqué industriellement, ça remplace mal le naturel. L’enthousiasme, qui est la plus haute qualité d’un être humain (selon moi), devient chez eux un tic enfantin dérisoire : vous dites à un type que vous avez pris l’autobus à l’heure, il vous répond « Great ! ». Vous racontez à un autre que vous faites du vélo le dimanche, il vous balance un : « Woaw ! ». Alors, dans un pays où l’exclamation enthousiaste est aussi fréquente, où c’est même le meilleur moyen de se faire reconnaître et apprécier socialement, il n’est peut-être pas inutile de posséder un sourire de combat…
Pour atteindre une forme bizarre de perfection, on trafique donc les dents des gens en les transformant en piste de patinoire. Pour être dans le coup, il faut être parfait, sembler parfait ! On se fait refaire les dents, on se fait tirer la peau, on se remonte les pommettes, on se fait sucer la panse, détordre les tibias, recalibrer le trou de balle. L’idéal auquel il faut ressembler, c’est l’acteur de sitcom. Belle et haute ambition. Mais imaginons qu’au moment où tout le monde sera devenu parfait, lisse et brillant comme un oignon frais, 100% équipé pour un sourire sans fin (Endless smile), les gens détournent les yeux du miroir et se mettent à regarder le monde autour d’eux : pas de quoi rigoler ! Tous ces sourires devenus soudain inutiles !
Pour certaines sociétés, le sourire est une obligation sociale. On sourit chez les Thaïs comme on portait le béret chez nous autres. On appelait les Cambodgiens le peuple du sourire, avant que les Khmers rouges rendent cette expression trop cruelle. Et il faut déduire que les Américains sont sans doute portés nationalement à la galéjade. Mais on peut se demander ce qui peut bien les faire rire autant. Dans leurs existences, dans le monde, dans leur vision de l’avenir, autour de chacun d’eux, qu’est-ce qui peut donc susciter une telle envie de se marrer ?