Sous l’oeil de six caméras, ce fut alors un ballet palpitant d’ordres secs, de gestes courts, de déplacements rapides. L’équipe technique du professeur se mouvait comme les membres d’un octopode, avec précision et silence.
Dans le public et devant les postes de télé, le peuple était enfin sérieux: cette jeune femme était devenue la fille de tout le monde, une partie de tous dont la bataille demandait à chacun un effort sincère. S’il n’avait perdu l’habitude de prier, le téléspectateur moyen serait tombé à genoux en suppliant Dieu.
Une image fut immédiatement appelée à faire le tour du monde: la demi jambe de Fanny sortant du bac frigorifique où elle attendait pour retourner à sa place d’origine. Le moment où l’assistant donna ce moignon au chirurgien, cette passation de témoin comme l’appela Hippolyte, fut diffusé au ralenti des dizaines de fois.
- Du sang, il nous faut du sang!
Un mouvement de panique: le chirurgien hurlait qu’il avait besoin de sang. N’en avaient-ils pas prévu assez, ces cons-là? Qu’importe. Aussitôt Hippo et son équipe se mirent à la tâche. Il s’agissait pour eux de contenir l’ardeur du public, de canaliser cette énergie sacrificielle pour qu’on puisse l’exploiter.
- Mesdames et messieurs, je vous en prie, restez assis! Nous n’avons besoin que de donneurs de groupe B positif, B positif m’sieurs-dames!
Mais l’hystérie les rendaient sourds: tous ces braves spectateurs lassés d’assister continuellement à des morceaux de bravoure sans y prendre part ressentaient un besoin physique de participer au sacrifice. Ils voulaient donner leur sang comme on le fait à la guerre, ils exigeaient qu’on ponctionne le plus précieux de leur corps, qu’on les saigne tant qu’il faudrait mais qu’on ne refuse pas leur bonté.
- B positif, bon sang!
Dans les allées, on se battait pour se faire percer les veines, on s’injuriait, on se marchait dessus pour arriver à l’aiguille des infirmières.
- Non madame, vous êtes trop vieille pour donner votre sang.
- Comment ça? Trop vieille ma mère?!
L’anarchie fut telle qu’on déplora des côtes cassées, des fractures diverses et des évanouissements, tellement qu’il fallu faire intervenir une équipe de pompiers. Un jeune homme impatient habillé façon Rimbaud ne se maîtrisait plus: habitué au don de soi par plusieurs années de bénévolat dans des associations diverses, il exigeait en vociférant qu’on lui pompe tout le sang nécessaire pour sauver « cet être humain, merde! ». Mélangeant la générosité, l’amateurisme et une forme bien connue de poujadisme anti-vieux, il traita les infirmières de vieilles connes et de fascistes. Juste au moment où il hurlait: « J’ai le droit, vous entendez: le DROIT de donner mon sang! », un vigile le saisit par le col, lui donna un coup de tête en plein milieu du nez et l’emporta, mouchant rouge, se faire soigner.
Pour calmer les esprits, on fini par accepter tous les dons, B positifs ou non, en expliquant que le précieux liquide serait employé en cas de besoin pour d’autres occasions.
Un type insignifiant paraissait monopoliser l’écran: c’était l’assistant chargé d’éponger le front du chirurgien. On le voyait tout le temps, il passait comme par miracle dans le champ de toutes les caméras.
- Quand l’opération sera terminée, on ira demander à ce jeune homme quelle est sa formation, proposa Cindy. Existe-t-il des diplômes pour passer des serviettes sur le front des professeurs?
Les seuls finalement à ne pas être obnubilés par le spectacle dramatique de cette partie de puzzle étaient les membres non guéris des deux autres équipes et leurs médecins. Tous mettaient à profit cette diversion pour accélérer leur course à la fortune, indifférents au sort de Fanny et de son morceau de jambe. Par opposition, le public s’était totalement détourné d’eux, les laissant à leurs affaires comme s’ils n’étaient que de simples médecins de campagne.
Dans la première équipe, Michel donnait à ses toubibs un souci particulier: aucun des dix-neuf tests pratiqués sur lui n’était positif, les prélèvements ne révélaient rien d’anormal. Le docteur N’Guyen en arriva à redouter qu’il ne soit pas malade.
Le cas d’Emilie (troisième équipe) posait également problème puisque la pauvre fille ne supportait aucun des produits qu’on lui administrait. Elle faisait des réactions allergiques à presque tout, gonflant par moments, rougissant à d’autres, chiassant avec tant de régularité qu’on l’auscultait désormais directement sur le trône.
Alors que la tension, du fait de l’opération délicate de Fanny, était au zénith, la surprise vint encore une fois de l’équipe féminine. Le docteur Verner-Ducros annonça qu’on venait d’identifier ce qui affectait Luce, la dernière de ses trois patientes: il s’agissait de la maladie de Douglas N. d’Ustelinc (1813-1888), une infection d’origine virale caractérisée par de fortes fièvres, une dysenterie bacillaire, des pertes d’énergie musculaire pouvant toucher le coeur et un dérèglement nerveux rappelant la poliomyélite. Potentiellement, l’équipe 2 avait gagné!
Il restait bien-sûr à guérir Luce, ce qui ne devait pas poser de problème puisque le traitement était connu.
Hippo déplaça immédiatement le centre de gravité de l’émission vers le bloc de l’équipe 2, accompagné de Cindy et de trois autres jeunesses qui semblaient sorties du même moule. Pendant que l’animateur clamait l’imminence de la victoire, l’orchestre passa du requiem à l’allegro le plus échevelé, faisant de nouveau briller ses charlestons furieuses. Les projecteurs se tournèrent également vers le coeur de l’action, laissant tomber une ombre lourde sur le bloc où l’on entait le tibia de Fanny.
- C’est extraordinaire, nous avons probablement devant nous les ga-gnants de ce match inédit, les vainqueurs de l’épreuve la plus réaliste jamais organisée par une chaîne de télévision! Je suis plein d’admiration, et très ému aussi...
- Nous le sommes tous, mon cher Hippo, tous!
- Alors dites-moi, docteur, quand Luce sera-t-elle guérie?
- Un coursier est en route pour apporter l’antidote, un réactif surpuissant qui règlera le problème en moins d’une heure. Sauf si ce garçon meurt dans un accident de la circulation, nous avons gagné!
- Ha, ha, ha! Ne parlez pas de malheur!
Toujours un peu en retrait à cause d’une taille minuscule et d’un physique ingrat, Blandine, la chirurgienne de l’équipe gagnante, prit la parole d’un ton grave:
- Vous savez, nous avons effectivement gagné ce difficile combat de la science contre la maladie, mais c’est un combat qui se livre chaque jour. Aujourd’hui si nous triomphons, il faut que tout le monde sache que dans la clinique que le groupe La Serpette nous offre, nous réservons une place gratuite pour nos adversaires (qui sont aussi nos amis) s’ils ne guérissaient pas rapidement. Je crois qu’il fallait que ce soit dit.
- C’est effectivement une chose importante qui prouve qu’en dépit de votre profession, vous conservez un coeur gros comme ça.
- C’est vrai, Hippo, intervint Cindy, et je crois que nous pouvons proposer en l’honneur des candidats malheureux d’aujourd’hui une minute de silence...
- Une?... Heu, je crois que ça va être assez difficile, Cindy, même si l’intention nous a tous effleuré naturellement, mais une minute... enfin une minute c’est un peu beaucoup, surtout que tout le monde est en bonne santé que je sache, ou entre de bonnes mains! Non, une minute de silence, ha, ha, ha, c’est pour les enterrements!
Tout le monde rit, sauf Faouzi que ce simple réflexe faisait trop souffrir. Hippo reprit l’initiative après avoir décoché à son assistante un regard chargé de menaces.
- Voilà, mesdames et messieurs, nous arrivons au terme de cette première édition de Grand Hosto! une émission qui aura duré plus longtemps que prévu ce soir, en raison de circonstances absolument exceptionnelles. Nous ferons le point définitif du classement demain, avec la remise officielle des prix et des récompenses en présence du président du groupe La Serpette, notre partenaire. Ça risque là encore d’être un grand moment de télévision.
Pour ce qui est du courrier considérable que nous recevons, je tiens à préciser que nous répondrons à tout le monde mais qu’il est inutile de vouloir participer au jeu si l’on est déjà malade: seules les candidatures de gens en bonne santé seront retenues, après un examen médical sérieux. Nos services ont compté plus de cent trente mille candidatures validées, cent trente mille! ce qui nous obligera rapidement à cesser les recrutements.
Concernant les dons d’organes, il est impératif d’appeler le numéro de téléphone qui défile en ce moment à l’écran pour que la collecte s’organise efficacement. Je peux d’ors et déjà vous indiquer que nous risquons d’avoir besoin d’ovaires, de pancréas et de moelle osseuse, mais je n’en dirai pas plus! Je vous laisse patienter jusque après demain, petits veinards, pour la nouvelle édition de Grand Hosto!
Salut la foule!!
tadadzaaaaaAAA-DAM!!
tadadzaaaaaAAA-DAM!!
Fin.
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