mardi 6 janvier 2009

L'enfoire du dimanche


Entrez, je le veux!

Dans « Le retour de Jean » (inséré dans le film collectif « Retour à la vie », 1948), Henri- Georges Clouzot met en scène un blessé de guerre logeant dans une pension (Louis Jouvet), qui recueille dans sa chambre un nazi blessé, traqué par les partisans. Comme il s’agit d’un personnage de Clouzot et non d’un imbécile, il ne le livre pas aux résistants, mais se le garde pour lui : il veut l’interroger, lui faire dire pourquoi et surtout comment il a pu torturer tant de gens en étant apparemment comme tout le monde (c’est un père de famille). Il tient un authentique monstre humain, un être profondément différent de lui, il ne veut pas rater l’occasion d’en apprendre sur l’espèce humaine. J’ai repensé à ce film ce dimanche (28 décembre), et j’ai décidé, quoi qu’il pourrait m’en coûter de souffrances, de prendre ma bagnole, de faire cinquante bornes et d’aller à la Fnac !
Où peut-on trouver les plus admirables têtes de nœuds, sinon dans les allées d’une enseigne qui semble faite pour les attirer ? La Fnac était décidément désignée pour ma petite expérience anthropologique. Et comme, sous le prétexte fallacieux de la fin de l’année, les grandes surfaces ont l’autorisation de pratiquer leur philanthropie non stop, je me suis demandé qui fréquente ces boutiques. Avant que la loi sur l’ouverture perpétuelle des magasins ne soit votée, j’ai donc tenu à aller voir de près l’avant-garde des collabos. Mû par la curiosité, aiguillonné par le récent article de l’Amiral sur le syndrome d’Ignatius mais quand même inquiet devant la cruauté de l’épreuve que je m’imposais, j’ai consciencieusement vidé mes poches de toute piécette, j’ai ôté la carte Visa de mon larfeuille, j’ai tendrement embrassé mes amis, serré la main de ma femme et j’ai fondu sur la ville.
Dans la voiture, Wagner.

Rhaaaaa !
La narine frémissante, je commence à imaginer des situations insoutenables, des gens qui me prennent à partie, le vigile qui veut me péter les rotules mais je lui file un grand coup de boule au milieu du nez (et non l’inverse), j’essaye de me calmer par avance, sachant que toute forme d’indignation (même supermince) dans les allées de la Fnac, risque de se remarquer comme des pieds de cochon à un cocktail afghan, et je trouve enfin tout le courage nécessaire à l’entreprise en repensant à la mort, qui viendra bien un jour. J’essaye surtout de m’auto convaincre de ne pas céder à la provocation, de rester stoïque comme l’ethnologue assistant au festin rituel d’une bande de cannibales. La pointe d’inquiétude persistante vient surtout du choix de la Fnac comme terrain d’analyse : j’aurais peut-être dû choisir un truc moins naze, un Gifi, une Halle aux chaussures, une Foirefouille…
Je passe ordinairement mes dimanches dans la paix et la tranquillité, comme tous les autres jours de la semaine. J’ai donc marqué un temps d’arrêt (dix bonnes minutes) face au flux de pèlerins qui s’engouffraient dans la gueule du monstre. Une foule affamée, ininterrompue, fournissait le hall de la Fnac d’un combustible palpitant. Planté devant la façade en meringue de l’établissement industrio culturo moche, je me suis demandé comment tant de pélots pouvaient tenir ensemble là dedans, et quelle chaleur devait régner dans cet enfer. Mais la mission, c’est la mission, me suis-je dit à haute voix et, relevant fièrement le menton en rentrant la tête dans les épaules (n'essayez pas, ça m’a bloqué le cou !), je posai enfin un premier pas armstronguien sur ce sol hostile.


Voyage dans le grand Tout...

Ma première surprise vint des clients eux-mêmes : des gens tout à fait normaux ! Je pensais trouver des enculés d’un modèle exceptionnel, et je n’aperçus que des modèles standard. La Fnac est bien le royaume des surprises. Les petits cons, par exemple, qu’on s’attend à voir pulluler comme des taons sur le cul d’un âne, je n’en vis presque aucun… tous au ski, probablement. Non, la majeure partie des faiseurs de courses le dimanche à la Fnac était composée de gens de trente, quarante ans, voire plus, habillés comme des comptables en goguette, flairant dans les rayons les plus épouvantables clichés culturels produits par le génie humain. J’ai vu des gens acheter des livres. Je me demande bien quel usage ils pourront en faire… s’en débarrasser ? Mais oui, suis-je bête, c’est l’époque des cadeaux !
Mais mon périple documentaire ne visait pas particulièrement la Fnac, et ce que les clients viennent y trouver m’indiffère considérablement. Non, la raison scientifique de mon excursion était bien de voir de près quel genre de peuple se déplace dans les magasins le dimanche, et quel type de jouissance cette avancée sociétale majeure (selon l’Elysée) procure à ceux qui s’y adonnent. Hé bien, autant le dire tout net, et ce fut ma seconde surprise, c’est pas la joie. Un individu assez désoeuvré pour conclure que son dimanche sera consacré à des achats dans un univers aussi laid qu’une grande surface a, de toutes façons, peu de chance de respirer la joie de vivre. Je ne m’attendais donc pas à une ambiance jubilatoire. Mais enfin, les turbinocrates associent tellement la « liberté » de faire ses courses quand on veut au Bonheur, au Progrès, ils insistent tellement sur les « contraintes » de la règlementation actuelle, que j’imaginais que la suspension de ces atroces contraintes dériderait les gens, qu’une atmosphère détendue règnerait entre les gondoles… Tu parles !
J’ai donc décidé de leur faire cracher le morceau. Grâce à une technique d’approche transmise de père en fils depuis des générations et tenue secrète par serment, j’ai pu demander à quelques nazes ce qu’ils faisaient ici, pourquoi ils avaient choisi de venir le dimanche, spécialement le dimanche, etc. « C’est vachement pratique » fut la réponse la plus profonde, la plus réfléchie, la plus grandiose. On m’a aussi répondu « ha bon, c’est dimanche ? »… Dans la catégorie des belles envolées, j’ai entendu que « le dimanche est un jour comme les autres », l’expression « judéo-chrétien » est revenue deux ou trois fois et un plaisantin est même allé jusqu’à me dire qu’il n’avait le temps de rien faire de la semaine (moi, si ma liberté se résumait à seulement au dimanche, putain, je viendrais pas me la salir dans les allées d’un supermarché, mais passons). Quant à la question de savoir si ces profiteurs étaient prêts à travailler eux-mêmes le dimanche, je ne l’ai pas posée, étant donné que je n’en ai rien à foutre.
La grande surface est probablement le symbole le plus complet de l’assujettissement de l’homme à la vanité et à la tristesse de la consommation. Internet est en bonne voie pour passer devant, mais restera probablement un espace où, en plus, il s’échange autre chose que de la camelote. Les grandes surfaces, non. Ces camps d’achat essayent furieusement de mettre un chouia de vie dans leur mise en scène d’elles-mêmes, mais ça ne marche pas. La Fnac a beau installer un bar avec sa machine à café italienne (chromée comme une dentition de Gitan), personne n’est assez dégénéré pour y foutre son cul (en tous cas, j’y ai vu personne). Le supermarché est probablement le lieu où la solitude s’exprime avec la plus naturelle brutalité. Des milliers de monades au coude à coude n’échangent aucun regard, sinon pour veiller jalousement à sa place dans la file d’attente, sous le patronage du soupçon. Vider le lieu de toute humanité, et faire de même avec les robots qui poussent le caddie, voilà ce qu’on a réussi à y faire. Voilà surtout ce qu’on propose comme alternative au repos dominical qui nous était commun… Si le monde devenait soudain parfaitement sincère, les grandes surfaces accueilleraient leurs pigeons avec une grande inscription, lumineuse, pétante de couleurs, éclairée en permanence, brillant dans le ciel des zones commerciales qui tapissent la France. Chaque client, entrant dans le paradis climatisé, pourrait y lire : toute résistance est inutile.