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Je me souviens de « La cathédrale invisible », cette bande dessinée de François Boucq, sur un scénario de Jodorowsky, où un peuple vivant de la mer s’oblige à combattre les plus grosses baleines au harpon, dans de petites barques fragiles, pour obtenir non pas sa chair, mais la gloire de les avoir vaincues. Et, quand le combat se déroule « bien », c'est-à-dire quand la baleine ne tue aucun d’eux, ils s’infligent volontairement des blessures en guise de sacrifice : l’un se coupe un bras, l’autre se crève un œil, un troisième se sacrifie même en se jetant à l’eau, et sombre corps et biens à la recherche de la gloire. Un tel adversaire mérite qu’on souffre pour lui, et ne peut se donner sans contrepartie. Les pêcheurs se mortifient donc pour que personne ne puisse dire qu’il n’est pas dangereux d’affronter les monstres, même si c’est le cas. Cette histoire m’est revenue ce matin, quand j’ai appris que la mosquée de Saint-Étienne avait été souillée de croix gammées.
Evidemment, comme chacun ici-bas (à part les auteurs des faits), je ne sais rien de cette affaire. Je ne dirai donc rien de ses circonstances, la presse s’en chargera. Je veux simplement témoigner d’une pensée qui m’est venue spontanément, toute seule, presque contre mon gré : ça tombe à pic. Survenant moins d’une semaine après le dîner du Crif (où, semble-t-il, on évoque beaucoup plus le déferlant antisémitisme franchouillard que les milliards de raisons qui font qu’il est doux et magnifique d’habiter en France quand on est juif), ce fait divers donne l’impression de rappeler que les Juifs ne sont pas les seuls à affronter le danger fasciste, et que les Musulmans aussi ont leur part de persécutions. C’est assez connu, d’ailleurs : les non catholiques sont en danger en France, il en meurt des cohortes chaque jour et les trains de marchandises en sont pleins. Comme la guerre victimaire est devenue chez nous le seul moyen de se faire plaindre, c’est aussi le seul moyen d’exister. Si vous n’êtes pas victime d’une quelconque oppression, allez mourir ! Le titre de victime fut longtemps une malédiction, un coup du sort, il est devenu une dignité à laquelle on accède à coups de croix gammées, de discrimination (négative uniquement), d’opprobre silencieux et de phobies aux préfixes changeants.
Le Crif est une institution suffisamment puissante pour faire défiler Président de la République ou Premier Ministre chaque année dans un concert de louanges tellement énormes qu’elles puent le faux-jetonnisme : même quand on est Juif depuis Abraham, on ne déclare pas autant d’amour pour les Juifs que François Fillon l’a fait. Dire que « la sécurité d’Israël est une priorité absolue de la France », c’est évidemment mentir, et un peu se foutre des Juifs. « Priorité absolue » signifie qui passe avant toute chose, or pour un premier ministre français, c’est la sécurité de la France qui est une priorité absolue, et pas celle d’un quelconque Etat lointain, fût-il aussi proche de nous qu’Israël. Mais comme on sait que les mots et les promesses n’engagent désormais que ceux qui les écoutent, comme on a pris l’habitude chiraquo-sarkozienne d’entendre les déclarations les plus extravagantes sans réagir, Fillon s’est sûrement cru autorisé à l’éloquence. Je connais quelques personnes concernées qui n’en sont pas dupes du tout, et qui se marrent bien.
Cette attitude des dirigeants est rendue possible par le danger antisémite, mais aussi beaucoup par la véritable priorité absolue : qu’on ne les croit pas capables de passer l’antisémitisme lui-même au crible de la critique ! Soixante-quinze ans après Léon Blum, la France élit un Président fils d’immigré (dont la mère est à moitié juive), adule Yannick Noah et met Jamel Debouze au pinacle des acteurs les mieux payés, mais qu’importe : l’antisémitisme nous est toujours présenté comme absolu, total, proliférant, au moins autant que le racisme. Evidemment, si on crie à l’antisémitisme chaque fois qu’un type peu orthodoxe en traite un autre de pas très catholique, nous aurons rapidement des chiffres épouvantables sur le sujet, épouvantables et faux. Et les affaires de racisme ou d’antisémitisme ont de plus en plus tendance à tomber à pic, comme je le disais plus haut (profanation du cimetière juif de Strasbourg- Cronenbourg deux jours avant le dîner du Crif). Ça ne signifie pas qu’elles soient fausses ni montées de toutes pièces, ça signifie qu’elles semblent opportunément appuyer un discours, une posture et des revendications communautaristes. C’est presque trop laid pour être vrai. Comme cette histoire de braquage à la burqua qui survient comme par miracle au moment où le pays tout entier s’avise que dissimuler son visage en public n’est pas uniquement une affaire de croyance archaïque. On voudrait démontrer les dangers potentiels de la burqua pour la sécurité publique, on ne s’y prendrait pas autrement… Et c’est un anti burqua déclaré qui le pense.
Comme on sait que les médias sont très prompts à relayer les affaires de croix gammées, il est assez légitime de se demander, à chaque fleuraison, si ces croix sont bien naturelles. Après tout, deux coups de pinceaux et hop, le journal de 20 heures ! On a connu des manipulations plus compliquées que ça, on se souvient de l’affaire du RER D, des fausses menaces antisémites contre Alex Moïse, de l’ignoble incendie d’un centre social juif (par un juif) et d’autres affaires du même tonneau. Comme pour les pêcheurs de Jodorowsy qui s’écharpent pour faire comme si le combat avait été meurtrier, j’ai imaginé (pure imagination en l’occurrence) qu’on puisse faire de même à coups de tags racistes, pour faire croire que les nazis sont un danger imminent dans la France de Fillon, et que ceux qui en sont victimes méritent le traitement particulier que les Premiers Ministres réservent désormais aux victimes du mal.