vendredi 1 juillet 2011
Y a pas d'mai !
La France ressemble à une vieille actrice. Depuis qu’elle ne fait plus l’Histoire, elle ressasse les grandes dates de son passé, de commémorations en anniversaires, comme on repasse les bandes usées d’un vieux film. Parvenue même au stade ultime de cette passion, elle en arrive à revoir ses nanars avec la même autosatisfaction que si elle contemplait ses chefs d’œuvre. Pour remplir le rétroviseur, tout est bon : entre une commémoration de Valmy et une autre de Verdun, on trouvera donc le 10 mai 1981, comme on tolère l’asticot au cœur de la plus admirable scarole.
Durant ce mai 2011, personne ne peut l’ignorer, on a honoré le 10 mai comme une grande date. Pourquoi pas ? De toute façon, les mythes n’ayant aucun rapport avec la réalité, on ne saurait reprocher à nos revivalistes de faire passer des petits matins frisquets pour de grands soirs. Au-delà du 10 mai, c’est surtout sur les « années Mitterrand » que l’on est revenu, cherchant des motifs de fierté dans un passé pourtant comique.
Pour augmenter le mérite d’un vainqueur, il est toujours avantageux de faire croire à la grande valeur de ceux qu’il a vaincus. De la même façon, pour parer d’un lustre mirifique les années dites « Mitterrand », il est de bonne guerre de faire croire que les années « Giscard » n’étaient qu’obscurité, que les « Pompidou » ne furent qu’ultralibéralisme rampant et que les « de Gaulle » suffoquèrent sous le double joug de la mégalomanie personnelle et du militarisme. Interrogez des mecs de soixante ans, ils seront unanimes : c’est rien que des conneries.
Trente ans plus tard, on s’étonne même qu’avec la complicité de professionnels de la com bientôt promis au sarkozysme, le Grantomdegoche ait pu proposer un projet aussi puéril : changer la France. Comme on change un bébé qui a embrené ses couches ! Après le gros caca des années Giscard, il fallait d’urgence redonner aux fé-fesses du pays un soyeux impeccable, une fraîcheur printanière conforme à l’ambition de sa grande Maman mitterrandienne ! Rien ne vieillit plus vite que les idées modernes et les slogans. Voyez la « Force tranquille » : que reste-il de force dans la France d’aujourd’hui ? Qui est encore tranquille ? Où est-il, cet inconscient, ce phénomène ? Malgré ça, on réclame l’extase générale à l’évocation du grand fait d’armes du 10 mai… (Rappelons aussi qu’on a reproché à Mitterrand de n’avoir pas fait la révolution. Or, son programme se résumait en trois mots bien peu robespierriens: la force tranquille. Les reprocheurs n’avaient qu’à les lire avant !)
Un test simple permettra à chacun de vérifier cette constante : dès qu’on évoque publiquement le bilan de Mitterrand, l'omdegauche cherche désespérément dans sa mémoire un changement grandiose à la mesure de « l’espoir » du 10 mai puis, ne trouvant rien, sort l’abolition-de-la-peine-de-mort de son chapeau, comme si Mitterrand n’avait fait que cela pendant quatorze ans. Formidable ! nécessaire ! la fin de l’indécence ! Soit. Mais qu’est-ce que ça a été, l’abolition de la peine de mort ?
La mort de la peine du même nom n’est finalement qu’une mesure symbolique. Symbolique, oui, parce qu’elle n’a aucune importance sur la vie concrète et bassement réelle des Français. La peine de mort, le Français réel, dans son écrabouillante majorité, il n’en n’a rien à foutre. Pour être précis, sous le septennat giscardiaque, sur cinquante-quatre millions d’habitants, la France n’a perdu que trois pélots sous la guillotine. En sept ans ! Trois 54 millionièmes de condamnés à mort ! Pas de doute, y’avait urgence ! Il fallait arrêter le massacre ! La dépopulation nous guettait ! Le génocide ! Bien sûr, tout citoyen étant aussi un justiciable, chacun était à ce titre, en principe, raccourcissable. Mais dans la réalité, un simple quart d’heure de circulation routière faisait bien plus de victimes que la guillotine en sept ans.
En France, on vit exactement de la même façon avant et après l’abolition de la peine de mort, je l’affirme ! L’abolition n’a même rien changé pour les assassins eux-mêmes, puisqu’un des arguments abolitionnistes avançait que la peine capitale n’était pas dissuasive. C’est bien ce que je dis : tout le monde s’en foutait. CQFD.
Si l’on veut citer des mesures qui changent la façon de vivre des gens au-delà du symbole, on peut évoquer le droit de vote, celui de divorcer, l’accès à la contraception, l’avortement, les mesures sur le crédit, les réformes scolaires. Un Président qui permet l’indépendance de l’Algérie, par exemple, ou qui décide de la fin de la conscription, ou qui fout des radars routiers jusque dans les chiottes change bien plus radicalement la vie des citoyens que celui qui abroge une loi exceptionnelle par nature, et presque jamais appliquée. Par ailleurs, on rougit d’avoir à le rappeler, les évolutions de la science, puis de la technique, changent bien plus radicalement la vie des gens qu’un Président de la République, fût-il grantomdegoche, fût-il élevé au rang de héros par une foule en liesse un soir de mai, prise d’un délire qui fera sourire de pitié ses enfants à naître. La perceuse-visseuse sans fil, ça oui, j’en témoigne devant l’Histoire, ça a changé ma vie !
Parlant bilan, on pourrait aussi rappeler que c’est sous le même Mitterrand qu’on commença à parler des « nouveaux pauvres », toujours aussi pauvres trente ans après, d’ailleurs, mais moins nouveaux. On pourrait rappeler qu’il a été un parfait continuateur de Giscard sur bien des points, par exemple en contribuant à faire entrer la France dans l’européisme le plus libéral, abandonnant une grande part de la souveraineté nationale pour le plus grand profit des citoyens, comme chacun peut le constater aujourd’hui. On pourrait rappeler qu’il a ouvert un boulevard médiatique à la publicité partout où c’était possible, qu’il a filé une chaine de télévision française à Silvio Berlusconi et fait passer son ministre Bernard Tapie pour un modèle. Mais ce serait déplacé en ces temps de fièvre commémorative.
Que Mitterrand ait donc tenu à abolir la peine de mort ne peut pas compter pour une grande part dans le bilan de son action, sauf sur le point des symboles. Mais c’est pourtant de ça que se nourrissent aujourd’hui les souvenirs de la période, et l’essentiel de la fierté de notre impayable gauche moderne.