La mort de Christian Bourgois et de Julien Gracq, deux acteurs de premier plan de la littérature française, ne doit pas faire penser qu’il « arrive » quelque chose, en France, à la littérature : ça fait cinquante ans qu’il ne s’y passe plus grand-chose. Non pas que nous manquions d’écrivains, on en compte probablement plus aujourd’hui, des deux sexes, que du temps d’Hugo, de Chateaubriand, de Stendhal et de Baudelaire et chaque amuseur public, devenu sérieux pour parler de son cœur gros comme ça, nous rappelle à intervalles régulier et sur toutes les chaînes qu’il est dans la lignée d’untel, qu’il renouvelle tel ou tel genre ou, bien plus souvent, qu’il a une plume acérée et anticonformiste… Non,
En 1949, Gracq publie « La littérature à l’estomac », un pamphlet dirigé contre l’édition, la vie littéraire française, et, en filigrane, ce con de Sartre. Il débute ainsi : »
Gracq fut original à bien des égards. Il n’en faisait vraiment qu’à sa tête, pas seulement quand il refusait le prix Goncourt, ni quand il déclinait les invitations de Mitterrand, ni quand il se retirait totalement, et avant même l’introduction de la télé en France, de la vie médiatique, mais aussi quand il continuait, malgré tout, à rendre hommage à Breton et aux productions du surréalisme. Qu’une sincère admiration pour le projet surréaliste et l’ami ( ?) que fut Breton l’ait poussé à une fidélité très longue, on le conçoit. Mais avec le recul, et en jugeant ce qui reste des œuvres produites en littérature, on a quand même beaucoup de mal à comprendre la postérité du surréalisme et son relatif prestige.
Le surréalisme est peut-être un lien qui rapproche Gracq et Christian Bourgois, par l’intermédiaire de William Burroughs, édité en France très tôt par Bourgois. Quand il mettait en place ses techniques de cut-up avec Brion Gysin, entre Tanger et Paris, Burroughs donnait au surréalisme une santé et une ampleur qu’il n’avait jamais eues littérairement. Se foutant parfaitement des écoles, celui qui considérait que la littérature avait alors "cinquante ans de retard sur la peinture" n’aurait probablement pas supporté plus d’un quart d’heure un type comme André Breton. Mais, bien qu’il s’agisse aussi d’une forme d’impasse, ses textes cut-up (dont Tristan Tzara avait eu la prémonition) ont immédiatement atteint et dépassé tout ce que l’écriture automatique avait toujours tenté de faire. Donner à l’inconscient une forme littéraire, idée française, fut réalisée en France, mais par un Ricain pur beurre qui, chose faite, passa ensuite à bien autre chose. Il n’y a plus que quelques franchouillards pour continuer, (esprit de résistance dans le vide bien de chez nous) avec un siècle de retard, à trouver l’idée intéressante, à l’image des peintres de la place du Tertre.
Burroughs, Gysin
Signe des temps, on entend partout que Bourgois fut l’éditeur des Versets Sataniques, de Rushdie, on n’entend même que ça. Il avoua lui-même avoir fait ce geste dangereux sans savoir précisément ce que valait l’œuvre menacée, ni la teneur réelle des menaces (« je ne savais même pas à l’époque ce que signifiait le mot fatwa »). En tout état de cause, à l’heure de sa mort, les médias mettent en avant cet épisode, c'est-à-dire un thriller, pour rappeler au grand public (tout le monde en a entendu parler) qu’il a frissonné devant le danger fascisto-chiite. On favorise encore un moment qui n’est certes pas rien, qui a sans doute valeur de symbole, mais qui n’a pas grand-chose à voir avec la littérature, et on passe très vite sur le reste du catalogue, et ce qu’il signifie : Burroughs, Ginsberg, Brautigan, Fante, Pessoa, Gadda, Jünger, etc, des auteurs qui ont vécu des dangers bien aussi réels que Rushdie, tous seuls, sans le concours de brutes barbues et sans gardes du corps.