Oscar Peterson est mort. Un titre de plus dans le flux des « nouvelles », comme si la mort des génies pouvait avoir quelque chose de nouveau.
Nous regardons souvent l’œuvre des titans du passé comme des monstruosités surhumaines, paradoxalement devenues inégalables dans un monde où toutes les techniques nous sont facilitées, et où nous vivons de plus en plus vieux. Balzac, Voltaire, Hugo, Michel-Ange, Bach ou Haydn, parmi tant d’autres, ont certes presque tous atteint un grand âge, mais ils nous ont légué des œuvres si amples, si abondantes et d’un tel niveau qu’on ne comprend pas comment elles furent techniquement possibles. On pourrait rapprocher leurs exemples des œuvres de l’architecture antique, si colossale et si faite pour durer, dans des temps sans engins mécaniques puissants, et où l’homme moyen pouvait espérer vivre trente ans…
Oscar Peterson représente à sa façon une sorte d’étrange résurgence de ce passé titanesque. C’est un contemporain qui, comme d’autres grands du jazz, a enregistré des centaines d’albums et joué des dizaines de milliers d’heures. Si le jazz est un monde radicalement différent de celui du rock ou de la pop, c’est aussi sur ce point-là : les mecs jouent, encore et encore, et par le jeu des participations à différentes formations, ils cumulent sur une carrière l’équivalent de plusieurs vies du travail d’une idole rock moyenne…
A ceux qui connaissent « bien » Peterson et à ceux qui le découvrent plus ou moins à l’occasion de sa mort, je recommande d’aller faire un tour sur Youtube ou Dailymotion : prenez trente minutes pour piocher au hasard, écoutez et regardez les archives disponibles et, même si vous « n’êtes » pas jazz, vous ressentirez certainement ce qu’apporte cette musique faite de rigueur et de fantaisie, de virtuosité et de sentiments, une musique de joie bruyante qui semble témoigner d’un âge d’or heureux, aussi curieux que cela puisse paraître quand on a connu le XXème siècle. Nous avons pris récemment l’habitude de ne plus voir que le côté sombre et douloureux des choses quand nous regardons l’histoire. Nous traquons la faute morale et l’injustice à travers les âges pour mieux jouir, à la comparaison, des perfections contemporaines. Malgré ça, si l’art représente forcément son époque, ceux qui firent le jazz possédaient encore assez d’énergie et de foi en la vie pour nous laisser des témoignages aussi heureux au milieu de tant de drames. Une génération élevée au rap ne pourra bientôt plus comprendre ça, peut-être.
J’ai choisi cette vidéo de Donna Lee, comme morceau emblématique du be-bop, de la joie virtuose qu’il exprime. Cette session rassemblait des as, qui ajoutèrent encore quelques points au tempo fou de la version originale. Le jazz a su utiliser la compétition à des fins artistiques : ici, elle souligne l’impression d’unité dans l’excellence et donne à la jubilation une tension explosive. La dernière note semble libérer cette tension : la joie bondit. La partie d’Oscar Peterson est splendide de riche fluidité, soutenue par la contrebasse invraisemblable de Nils-Henning Orsted Pedersen. Joe Pass rêvassait derrière sa moustache et prit son solo en cours de route, mais Milt Jackson, beau et nerveux comme un danseur, fit parler la poudre. Des musiciens présents, seuls Bobby Durham et le vieux Clark Terry sont encore vivants aujourd’hui tandis que, comme un hasard qui ne signifie rien, le saxophoniste Ronnie Scott partage avec le grand Oscar, en plus de tout ça, d’être mort un 23 décembre.