Sur Bakchich, dans la rubrique « Coup de boule », on lit ce joyeux billet, qui ne manquera pas de faire réagir. http://www.bakchich.info/article3102.html En gros, l’auteur de l’article remet le Dalaï-Lama à sa place, c'est-à-dire celle du chef d’un clergé moyenâgeux et autrefois tout-puissant, qui faisait suer le burnous à son peuple en nageant dans le sous développement et la fausse non violence.
Le Dalaï-Lama est une sorte de victime parfaite qu’il est absolument inutile de vouloir dénigrer : les gens l’aiment par habitude, par effet de mode ou parce qu’il est inoffensif, comme si c’était une qualité en soi. Qu’on l’aime ou qu’on s’en foute, d’ailleurs, il faut reconnaître que les discours officiels et médiatiques sur le personnage sont rarement négatifs. On chercherait même la trace d’une simple critique à son encontre sans grand risque de trouver matière à scandale. Le Dalaï-Lama, c’est un peu le Georges Brassens de la spiritualité : ses biographies ressemblent à des quatrièmes de couv. Il faut dire que le bougre a de sacrés potes, de Richard Gere à Michaël Jackson, de Jean-Claude Carrière à l’implacable Bono, qui promeuvent son sourire et ses private sentences dans le monde entier. Il est assez rare qu’un esprit aussi simple cartonne aussi longtemps dans le show business mondial sans qu’un mouvement général de dérision apparaisse. Il est capable de dire « il faut que tu cherches l’homme qui est en toi plutôt que de laisser s’exprimer l’animal par ta bouche », sans que le genre humain se torde de rire. Le Dalaï-Lama est une sorte de super curé, un pape exotique désarmé, un chef d’Etat foutu dehors de chez lui, comme il y en a des wagons entiers sur la côte d’Azur, mais, comme il est impuissant, on l’écoute radoter avec bienveillance. Qu’un religieux au pouvoir vienne donner le même genre de conseils sur la façon de gouverner notre vie, et on entendra les admirateurs du tibétain gueuler en invoquant les croisades, la charia et le veau d’or. Les gens cools qui admirent Super Lama savent-ils qu’il est contre l’avortement, par exemple ? Modestement nommé « Océan de sagesse », le Vieux semble toutefois s’accrocher à son Tibet comme le moins sage des nationalistes serbes. Pourtant, dans la perspective d’abandon du moi et de toute idée de propriété temporelle, ne serait-il pas plus sage, justement, de chercher à vivre une vie parfaite ailleurs qu’au Tibet sinisé, sans s’accrocher à ses coutumes perdues, à son bout de terrain, à son pouvoir, à ses richesses matérielles dont on dit à longueur de proverbes qu’elles ne sont qu’un leurre, qu’une erreur, qu’un fardeau pour l’homme ?
Mais je m’emporte. La question que je voulais poser ici est celle-ci : peut-on se foutre des Tibétains ? L’article de Jacques-Marie Bourget, dans Bakchich, semblait juger de la légitimité de la liberté tibétaine à l’aune de son caractère démocratique : « Un Tibet libre ? Oui mais une démocratie. » Comme si il n’y avait pas d’autres façons d’être libre, ni aujourd’hui, ni demain, ni hier… Il s’agirait donc d’être solidaire d’un peuple qui lutte pour son indépendance si, et seulement si ce peuple désire établir un régime identique au nôtre. C’est une conception assez curieuse de la liberté. Les Tibétains, dont je me fous pas mal par ailleurs, n’auraient-ils pas le droit de choisir librement de croire à leurs réincarnations, de révérer leur dieu vivant et de s’abrutir de prières ? L’option Bourget revient à dire : établissez la démocratie ou crevez en exil. Comme si les Tibétains exilés ne devaient espérer revoir le Tibet qu’à cette seule condition.
En réalité, Bourget est comme tout le monde : le Tibet, il s’en tape. Il ne fait rien pour le Tibet, il ne part pas en guerre contre les intérêts chinois, il ne milite pas, il ne donne pas d’argent, il ne crée pas de lobby. Il est fort probable que, comme chaque lecteur de ce blogue et comme moi-même, il n’a rien fait non plus pour le Rwanda, pour le Soudan, pour l’Irak ni pour aucun autre « drame de l’actualité » (peut-être quelque pognon pour les victimes du Tsunami ? OK). Mais comme l’impuissance-indifférence est une chose difficile à admettre, à avouer, et encore plus difficile à assumer, il trouve le prétexte de la démocratie pour passer quand même pour un type « concerné ». C’est une tartuferie très répandue, c’est même la plus répandue depuis l’invention du journal télévisé.
Pour lutter mentalement contre les complexes que le JT nous file à longueur de « drame de l’actualité », nous avons inventé l’indignation stérile, la condamnation de principe et la solidarité discount. L’actualité est suffisamment violente pour nous fournir à flux tendu des occasions de passer (verbalement) pour des cœurs généreux, voire pour des héros. On assassine en Tchétchénie ? Quels salauds ces Russes ! On ratonne à Lhassa ? On devrait faire quelque chose, merde ! On zigouille au Darfour ? C’est un scandale ! Accoudé au zinc ou calé devant son écran, le citoyen informé fait semblant de ne pas être inutile en ouvrant un peu sa gueule. C’est humain, ça libère, ça permet de continuer de s’intéresser à l’actualité, comme si le monde en avait quelque chose à foutre que tu t’y intéresses, hé nabot! Non, il faut être juste avec soi-même : quand on ne fait rien pour quelqu’un, c’est qu’au fond, on n’en a rien à foutre. C’est tout aussi vrai pour l’Histoire en train de se faire. Ce n’est peut-être pas joli-joli, mais c’est ainsi. Pour prendre un exemple ultra minimaliste, combien de gens refuseront de regarder les J.O. à la télé par solidarité avec le Tibet ? Douze ? Vingt ? Ce n’est pourtant pas un geste difficile ni dangereux, mais on sait bien que personne ne le fera… Le plus joli, c’est que tout Franceland© fait comme s’il était important que chacun sache qu’il se passe des choses affreuses à l’autre bout du monde, mais personne n’en fait jamais le bilan : ça change quoi de savoir qu’un génocide se déroule au Soudan, au Rwanda, ou que les Chinois cassent du tibétain ? L’histoire a montré et montrera encore ceci : ça change que dalle.
Comme l’a peut-être dit le Dalaï-Lama, l’homme libre, c’est celui qui connaît ses limites. Il serait temps que les victimes de l’information-totale prennent conscience des leurs, et profitent ainsi de la liberté au lieu de se remplir la bouche en vain avec son joli nom.