Montréal est une ville moderne qui a la chance d’avoir aussi une municipalité moderne. L’équipe élue considère que pour la collectivité, l’information doit être comme le sang d’un être vivant : faut que ça circule ! A la suite du sommet de Montréal en 2002, la mairie s’était donc engagée à mettre en pratique le principe dit « d’accessibilité universelle ». En gros, il s’agit de ça : « Nous nous sommes basés sur les règles et directives proposées dans le guide « Le savoir simplifier » produit par le ILSMH Association Européenne. Les auteurs de ce guide proposent, entre autres, de toujours utiliser un langage simple et sans détour, de présenter une seule idée maîtresse par phrase, de ne pas se servir d'abréviation et d'avoir une structure claire et logique. En suivant ces règles, nous combattons l'exclusion à l'information. Il ne faut pas oublier que plus de 30 % de la population montréalaise éprouve, pour toutes sortes de raisons, de la difficulté à lire. »
Puisqu’il est établi que la vie moderne consiste décidément à combattre, combattons donc « l’exclusion à l’information ». Telle qu’elle est expliquée ci-dessus, la méthode (une seule idée maîtresse par phrase, etc.) ressemble fort au langage des politiciens contemporains. On croirait entendre parler un conseiller en communication du Pèzident ! Mais elle diverge sur un point important : elle s’adresse à des débiles ! Des vrais, des techniques, des gens « souffrant d’incapacité intellectuelle », pour parler correk. La ville de Montréal a donc deux versions de son portail Internet, l’une pour les gens comme vous et moi, l’autre pour les gens ayant « des déficiences ou des limitations, qu'elles soient visuelles, auditives, intellectuelles ou autres ». Louable intention.
Pour traduire ces intentions dans les faits, on utilise « l’ortograf altêrnativ », un bricolage qui suit plus ou moins la phonétique, une langue qui s’adresse à des déficients intellectuels sans chercher à remplacer le français authentique, le seul, l’unique, le précieux joyau hérité du fond des âges ! « L'ortograf altêrnativ utilise seulement 35 correspondances graphèmes/phonèmes alors que l'orthographe conventionnelle en compte plus de 4000. »
Présentée dans un style inimitable qu’il serait épuisant d’analyser (« L'ortograf altêrnativ s'adresse à une fraction de la population qui a été la plus négligée quant aux moyens visant l'accessibilité universelle, soit les personnes qui ont des incapacités intellectuelles ») cette novlangue fait irrémédiablement penser au langage SMS de nos chers trous du cul adolescents. Visez donc le topo : ICI
Même si ça ressemble à une blague (« Se sit s'adrês o pêrsone ki on dê z’inkapasité intélêktuêl »), le truc est bel et bien sérieux. On s’adresse au « sitouayin », alors merde, cessez de rigoler !
Kolêkt dê déchê
Il est évident que tout ça part de bonnes intentions, et qu’une société qui se respecte doit aider les handicapés. On peut toutefois remarquer qu’en proposant les moyens (utopiques) de l’autonomie aux personnes qui ont le plus besoin d’être assistées, la mairie de Montréal se range un peu quand même du côté des opposants à l’horrible vice partout vomi : l’assistanat. En forçant à peine, on pourrait y lire une intention de considérer les handicapés mentaux comme « normaux », c'est-à-dire capables de s’informer seuls (grâce à l'ortograf altêrnativ), capables de choisir seuls, de s’orienter seuls, de se démerder seuls en fait. Le sitouayin moderne doit être et sera informé, normal, adulte, concerné et responsable. Partant de là, l’assistance dont les handicapés auront toujours besoin, celle qui a le tort de coûter du pognon, on pourrait être amenés à la suspecter d’inutilité…
Quant au public visé par cette initiative, on se prend à douter : on évoque « 30% de la population montréalaise » : soit la proportion de déficients mentaux est la plus forte du monde dans ces régions, soit ces déficients, moins nombreux, ne sont que les paravents incontestables derrière lesquels on planque les cancres du fond de la classe, les étrangers non alphabétisés et les journalistes sportifs ! On a beau dire que l’orthographe simplifiée n’est pas une nouvelle façon d’écrire le français, à 30% de clients qui « ont de la difficulté à lire », ça devient quand même une tendance majeure, non ?
L’icône « Bibliothèque de Montréal » peut surprendre sur une page s’adressant à des déficients intellectuels, mais elle traduit le volontarisme optimiste qui est à la base du projet d’ensemble, l’idée moderne que personne ne doit être exclu de rien, que les culs-de-jatte ont droit aux pistes de ski, que les aveugles ont droit au permis moto, que les déficients intellectuels ont droit au savoir livresque. Un des metteurs au point de l’ortograf altêrnativ est d’ailleurs en train de fignoler un logiciel de traduction qui permettra « de mettre à la portée de toutes et de tous les œuvres majeures du patrimoine humain, de Kant à Stephen King, de Socrate à Jean Daniel ».