Le passé est mort : comment l’évoquer sans lui marquer un certain respect ? Fait-on la bamboula dans les cimetières ? Danse-t-on aux enterrements ? Non, même sans être forcément sincère, l’homme civilisé se montre un peu retenu face aux morts. Si l’imbécillité ne l’a pas totalement gagné, il abandonne même les éventuelles rancoeurs au moment où disparaît celui contre qui elles s’exerçaient. Le pardon, l’oubli ? Je ne sais pas. Un apaisement probablement, fruit de
Il fut un temps où la nostalgie avait de l’avenir. Il faut dire qu’on n’avait probablement pas encore inventé le progrès, ni ses prêtres sourcilleux. On pouvait encore évoquer la douceur d’un passé sans paraître s’y complaire en jouisseur, et sans refuser qu’il vive encore un peu en nous. Vivre ne réclamait pas encore ce sacrifice. Aujourd’hui que le progrès (Progrès ?) est lui-même devenu l’objet d’une nostalgie clandestine, le Bien reprend le flambeau et, servi par ses implacables généraux, poursuit le nostalgique jusque dans les chiottes. C’est peut-être qu’en plus de sa sottise fondamentale, le curé du Bien se méprend sur la nostalgie elle-même. La nostalgie, ce n’est pas prétendre que « c’était mieux avant », c’est savoir que c’était tout aussi nul qu’aujourd’hui, mais qu’on y était, qu’on y vivait, et que ça nous a plu quand même. D’ailleurs puisque rien ne change, ou que le changement n’est rien, pourquoi aimer plutôt 2008 que 1978, par exemple ? Qu’est-ce qui fonde la supériorité de l’un sur l’autre ? Sa jeunesse ? Mais 2008 est tout aussi mort que 1978 : question de temps.
Il y a une douzaine d’années, je remontais souvent la vallée de
Il y a peu, une circonstance m’a de nouveau fait traverser le coin. J’ai retrouvé les anciennes routes avec la joie au cœur, heureux de reprendre à peu de frais, et pour une demi journée, ma vie d’alors. Mais j’ai découvert qu’en mon absence, on avait trouvé de l’intérêt aux villages qui n’en n’avaient jamais eu. Ces bleds-ci sont toujours aplatis le long d’une route bien droite, sans doute pour venir voir de loin les emmerdes : ça n’a manifestement pas fonctionné. Chaque village est maintenant annoncé par des lotissements, aussi roses, aussi laids, aussi minables qu’une publicité pour lotissement. La maison décrépite aux belles proportions qui se planquait depuis 1850 derrière son portail mal entretenu est maintenant enterrée derrière des haies de laurier toxique, des montagnes de barbecues made in Disneyland, des antennes paraboliques et des toits sans cheminée. Partout, le crépi rose bonbon, jaune ou rougeaud répond aux volets bleus, aux fenêtres en PVC et aux vérandas merdiques où rosissent des connes. Quand une piscine apparaît, d’autres piscines naissent, portées par l’esprit d’ostentation, par la jalousie de voisinage, l’émulation des blaireaux et la faiblesse du crédit. Piscines systématiquement bleu pétant, bien entendu. Une pincée de pavés autoblocants pour plage (je rappelle qu’il s’agit de béton coloré d’une épouvantable laideur), un grillage à poules comme horizon, et le nid est prêt !
Vivre mieux: c'est possible!
Cet empire du barbecue s’étend, il progresse sous nos yeux, il déferle avec la lente indifférence des cancers. Comme d’habitude, la stratégie d’évitement est la seule qui nous convienne. « J’aimerais pas y vivre ! », se dit-on dans un soupir, sitôt le virage passé. Mais en sortant du village, la vision dantesque revient : un autre lotissement ! Une nouvelle plongée symétrique dans le néant architectural ! Cette fois-ci, on a transformé un ancien pré à purin en coquette pâtisserie de parpaings : seize maisons sur
Reconvoquer l'humain
Il faut bien que les gens se logent. Il faut bien que le candidat à l’embourgeoisement joue son rôle et prenne sa place. On ne peut pas tous vivre dans une vieille et belle maison. Oh, comme tout ça est vrai. Il faut de la laideur, je le reconnais, il en faut pour ceux à qui elle convient. Il faut de la médiocrité au prix du luxe, il faut faire vivre le BTP, il faut. Au lieu d’afficher Tempus Fugit sur une plaque de pierre reconstituée, nous devrions plutôt nous demander ce que nous laisserons aux générations futures. Nous-mêmes, nous avons hérité des villages, des villes, du réseau de chemins et de routes, d’un art de bâtir qui change de vallée en vallée, d’un art de l’appareillage qui s’adaptait au matériau local, et qui enchante le voyageur curieux, l’amateur. Nous regardons parfois de simples granges en enviant désespérément leurs proportions. Les villages répondaient à une façon de vivre qui n’existe plus, c’est ainsi. Mais notre façon de vivre, nos exigences puériles sous formes de pelousettes, de jardinets, de piscines à la javel, de garages refuge pour bagnoles en plastique, de maisons abominablement identiques, impersonnelles, standardisées, mondialisées, nos maisons de nulle part que l’on construit en fonction des normes de fabrication d’un vulgaire fabricant de portes en faux bois ou « d’escaliers béton » prêts à poser, notre surpuissante médiocrité industrialisée nous rend coupables d’un recul esthétique sans équivalent depuis les invasions barbares. Bâtir n’est pas une activité anodine. L’architecture est un art très particulier, au sens où on vit à l’intérieur des œuvres qu’il crée et que le monde, l’ensemble des gens qui fréquentent le monde, est son public. L’architecture est aussi l’image héritable de la société dans son ensemble. Un village, un bourg perdu, une cathédrale, un fort maritime, un pont : les œuvres d’un art social. C’est la société entière qui construit une cathédrale, un centre commercial, une rue piétonne et les colonnes de Buren. Et notre société laissera le témoignage de cet art de vivre là : le lotissement.
Les anciens ne bâtissaient pas des villages, voire de très beaux villages par bonté pour nous, pour nous permettre d’en jouir plus tard. Ils bâtissaient pour répondre à des besoins, au nombre desquels il y avait AUSSI le besoin d’harmonie et de beauté. Nous n’en n’avons plus besoin, c’est tout. Ce constat me remplit d’un sentiment : la nostalgie.