mardi 12 mai 2009
Le dernier jour (1/ 2)
Dans ce pays, la forêt consistait en un seul arbre, incroyablement démesuré, qui trônait dans le lieu dit l’Enfrouâlne, depuis le val d’Argual jusqu’aux lisières escarpées du plateau des Gueux. Là, ce que nous appelions arbre n’avait rien de commun avec ce que vous connaissez : sa taille proprement dite valait celle d’un bon tiers du pays. Le tronc lui-même n’avait pu être mesuré avec précision puisqu’il se composait de centaines et de centaines et de centaines de centaines de ramifications de troncs d’arbres vivants ou morts, unis là pour l’édification de l’objet naturel le plus formidable que l’on puisse concevoir. Vous dire exactement à quelle famille il appartenait m’est impossible: vous ne comprendriez pas un mot du charabia époustouflant inventé pour nommer dignement ce géant. Sachez seulement qu’on disait là bas qu’il avait réussi la fusion, la synthèse des essences, l’harmonie végétale dans l’anarchie.
La vérité m’oblige à préciser que les savants ne montrèrent jamais d’intérêt pour ce phénomène et que beaucoup doutent encore aujourd’hui qu’il ait existé. Sortir à ce point des règles qu’il a fallu des siècles pour élaborer n’est pas toujours suffisant pour qu’on se penche sur vous.
Pour désigner le feuillage du colosse, les habitants du pays utilisaient un mot regroupant les sens de forêt, de mer, de montagne et de voûte céleste : la Houtée. L’océan n’a pas, dans ses moments de furie, de hurlement plus haut que celui de la Houtée quand le vent se déchaîne. On eut dit le vacarme de la lutte de l’Arbre contre le souffle de Dieu.
La Houtée était une somme, une matrice luxuriante où se préparait tout ce qui était amené à vivre d’une année sur l’autre dans les vastes parages de l’Arbre. Tout ce que la langue compte de couleurs était contenu dans ses feuilles. Ses fruits étaient si abondants que personne ne leur accordait de prix, bien que chacun en connût la valeur. Comme la vie se nourrit de la mort, ses branches donnaient chaque saison plus de bourgeons, plus de graines, plus de fruits, plus de feuilles, et tout ce qui tombait engraissait à son tour la terre pour que ce prodige continuât. La variété des verts en plein été était un spectacle étourdissant qu’on ne conseillait pas aux âmes tièdes : la vigueur de son effet, l’immense souffle de vie que sa seule vue répandait avaient maintes fois entraîné de pauvres diables trop loin pour leurs forces, semant le chagrin, le malheur ou le ridicule sur des lignées paisibles.
Il y a deux siècles encore, la période qui va du 20 octobre au 15 novembre était partiellement chômée, afin que chacun pût rendre à l’Arbre finissant l’hommage religieux qu’aucune église ne contestait : les journées et les nuits étaient alors rythmées de processions, de chants sacrés où l’on disait sa reconnaissance à l’Arbre, mâle et femelle de l’Origine, gardien et mère nourricière, et où la piété était semblable à celle que l’on doit à ce qu’il y a de plus haut. Le peuple trouvait dans ses plus nobles ressources ce qui l’élevait le plus, et c’était un festival de joutes, d’improvisations épiques ou amusantes, suppliantes ou contemplatives, de scènes burlesques mimant la vie simple des hommes, de confessions où se voyait la profondeur de leur respect.
Le feu que l’automne mettait dans la chevelure de l’Arbre passait au coeur des gens par une filiation surnaturelle. Pour finir l’année commencée dans la joie d’un invincible printemps, la Houtée s’embrasait pour donner au monde le signal de sa fin, comme un phare guide l’homme quand il abandonne tout. L’automne scandait les années. Personne ne pouvait continuer à vivre normalement quand tombait la dernière feuille de l’Arbre, et qu’il sombrait dans la noirceur.
Les Arbrennes, qui vécurent il y a des millénaires, étaient installés dans la Houtée de façon perpétuelle et personne n’a pu prouver qu’ils foulèrent jamais la terre ferme. Ce peuple naissait, vivait et mourrait dans les labyrinthes de branchages emmêlés où il trouvait autant de plaisirs, de bienfaits et de dangers que nous autres ici-bas. Nul ne sait s’ils se sont éteints ou s’ils ont continué de vivre dans la Houtée, parmi ses branches les plus inconnues. Nul ne peut dire si les habitants modernes du pays étaient leurs descendants ou si leur race s’est éteinte avec eux. Ils leur ont au moins transmis leur nom quelque peu modifié : les Aubrants. On m’a montré un exemple de ce que l’on tient pour leur art le plus sacré : c’est une sculpture polygonale où l’on ne voit que des lignes droites, coupées et tranchantes comme la dent du tigre.
Par le jeu quotidien du soleil dans le ciel, l’Arbre balayait de son ombre des prairies entières, des vallons, des étangs, des bourgs, des collines, des champs à perte de vue. Le pays connaissait donc ce phénomène unique de la double nuit, celle, traditionnelle, de l’effacement du soleil derrière l’horizon, et celle de l’entremise absolue de l’Arbre entre l’astre et le sol. L’heure du midi mise à part, on ne comptait jamais quelque lieu où la nuit de l’Arbre ne fût installée. La coutume avait permis aux gens de compter ce temps de nuit de l’Arbre comme une nuit ordinaire, si bien que les jours en furent multipliés par deux, ainsi que l’âge de tous les êtres vivants. Vivre jusqu’à 170 ans n’était donc pas quelque chose qui vous faisait regarder ici comme un vestige sacré. L’Arbre épandait sur les terres une nuit si profonde que tout bruit cessait aussitôt. Quelques nyctalopes paraissaient en mesure de faire face au néant mais personne jamais n’a pu voir de ses yeux ce spectacle improbable. Dès que brillait le soleil, même en ses jours les plus pâles, chacun besognait avec une vigueur étonnante qui voulait compenser ce qu’on ne pouvait faire les heures de grande nuit, et quand la lune ajoutait aux étoiles sa clarté métallique, bien du monde continuait l’ouvrage, comme en plein midi.
A suivre