vendredi 19 juin 2009
Pour les cons, liberté!
On prétend souvent que la liberté d’expression est menacée, qu’elle recule dans notre pays et qu’on ne peut plus s’y exprimer aussi librement qu’il y a quarante ans, pour ne pas parler d’avant-guerre.
Pourtant, un type qui serait tombé dans le coma en 1980 (par exemple), qui se réveillerait aujourd’hui et qui jetterait un œil sur Internet aurait sûrement une jolie surprise. Guidé par un ami, ce rescapé regarderait quelques vidéos sur Dailymotion, zapperait de l’une à l’autre en lisant ce qui serait une nouveauté absolue pour lui : les commentaires des internautes. Dans les temps anciens, la liberté d’expression publique était réservée aux gens invités, choisis, autorisés. Les connards la fermaient, du moins les connards anonymes. Ces temps obscurs ne sont plus, et c’est un connard anonyme qui vous le dit !
A part les discours de Ségolène Royal, les parkings d’hypermarchés et les radios FM, peu de choses sont aussi désespérantes que les commentaires sous les vidéos de Dailymotion (je mets à part les commentaires d’articles de journaux dominants –Libé, Figaro, etc- qui concernent des êtres définitivement sortis de la famille humaine). De façon certaine, une vie passée sans rencontrer aucun de ces fléaux modernes pourrait être considérée comme réussie. A l’inverse, il y a peu de chance de trouver un homme heureux parmi ceux qui ne s’abreuvent qu’à ça. Quoi qu’il en soit, ces horreurs existent, elles nous sont contemporaines et nous ne pouvons tout à fait les ignorer. Quand on parle de liberté d’expression, dans la France de 2009, c’est forcément un peu aux commentaires de vidéos de Dailymotion qu’on fait référence. Nous en sommes là.
Sur ce site (entre autres, sur ce point comparables), il semble qu’une place éminente soit faite aux extrémistes de tous poils et aux imbéciles, qui ne sont pas toujours les mêmes. Cette impression est trompeuse : il n’y a pas plus d’extrémistes qu’ailleurs, mais là, ils s’expriment. Quand un extrémiste quelconque regarde Navarro à la télévision, il ne peut pas extrémiser grand-chose, à part son opinion sur la vigueur du scénario ou la qualité de la photographie. Quand un extrémiste conduit un autobus, son extrémisme est soumis à certaines contraintes, principalement connues sous formes d’agents de police et de véhicules divers. Mais quand cet extrémiste est devant son ordinateur, il débride son extrémisme et nous lâche une salve hargneuse de commentaires de derrière les fagots. On a donc l’impression qu’il n’y a d’extrémiste qu’ici, alors qu’ils sont bel et bien parmi nous ! Sans le savoir, lecteur inconscient, tu achètes peut-être ton pain chaque jour chez un putain d’extrémiste !
De plus en plus souvent, nous voyons apparaître la question de savoir si l’on doit laisser faire les commentaires sur Internet. Des systèmes d’auto flicage existent ici ou là, des systèmes incitant à la dénonciation de propos ou contenus scandaleux sont proposés au glandu moyen, qui n’en demande pas toujours tant. Mais il semble bien que ces bricolages soient insuffisants aux yeux des plus ardents défenseurs de la Liberté (qui se trouvent toujours être ceux qui réclament qu’elle s’exerce sous la contrainte la plus sourcilleuse). Nous avons appris par ailleurs que, d’une manière générale, il est bon « que les choses soient dites ». La parole doit s’exprimer, entend-on répéter à l’envi dans tous les cabinets de psy. Que fait-on, d’ailleurs, dès qu’une classe d’élèves de terminale (1m90 de moyenne, 100 kg de muscle jeune) a la douleur d’apprendre qu’un des leurs s’est cassé la figure en trottinette et qu’on a dû lui faire quatre points de suture (oh my god) ? On dépêche une cellule de soutien psychologique, qui mettra en œuvre un certain nombre de techniques pour que les élèves puisse « extérioriser leur angoisse en l’exprimant ». L’époque nous fournit donc ici encore une occasion de nous étonner : pourquoi les extrémistes, qui sont sûrement des gens qui souffrent et que l’expression de leurs phobies devrait soulager, voire guérir, pourquoi ces extrémistes seraient-ils les seuls qu’on empêcherait de parler ? Livrer publiquement l’état lamentable dans lequel son âme se trouve doit-il être réservé aux candidats de jeux télévisés et à leurs présentateurs ? Et surtout, pourquoi l’expression des délires d’un extrémiste serait-elle dangereuse pour les gens qui ne le sont pas (a priori, une personne sensée reconnaît au bout de trois mots qu’elle est tombée sur un dingue, et passe son chemin) ? Y aurait-il, tapie sous chaque extrémiste, une once de vérité qu’il serait dangereux d’exposer sous les pifs pondérés des populations bourgeoises ? Ciel !
J’ai évoqué les extrémistes, mais j’aurais aussi bien pu m’appuyer sur les cons ordinaires, les fans de pubs, les acheteurs de jantes alliage, les applicateurs de gomina, les fréquenteurs d’hypermarchés, les répandeurs de maisons Bouygues avec barbecue et portail automatique, les sauveurs de planète de comptoir, les amis de Mispasse et Fesse-Bouc, les faiseurs de crédit sur dix ans pour une voiture surdimensionnée, les changeurs de téléphone portable tous les trimestres, les multiplieurs de télés géantes, les porteurs de survêtements blancs et d’une manière générale tous ceux dont le mauvais goût constitue une sorte d’extrémisme quotidien proliférant. En fait, quand on évoque la liberté d’expression, on ne peut s’empêcher de penser à la liberté de dire n’importe quoi, ce qui est réducteur. Evidemment, dans l’exemple que je prenais, je reconnais que les commentaires sur Dailymotion sont assez souvent du « n’importe quoi », mais ils ne constituent pas l’exclusivité de la parole publique en France, merde ! Comme les cons sont nombreux, et qu’ils se distinguent par une tendance à dire n’importe quoi sur à peu près tout, on va fatalement arriver à penser que la liberté d’expression n’est faite que pour eux, et qu’il vaut mieux la flinguer tout de suite. Erreur ! La liberté d’expression sert aussi à dire des choses sensées, belles, utiles, futées, révolutionnaires, indispensables, etc ! Mais, à l'âge des masses, on ne peut pas s’exprimer si les abrutis de tous ordres ne s’expriment pas, eux aussi. Toi, lecteur d’élite dont je pressens que tu n’appartiens pas à ces catégories grotesques, tu dois, avec moi, te faire dès à présent le défenseur des crétins. Tu n’as pas le choix : si tu veux continuer à t’exprimer sur les excellents sites que tu fréquentes, si tu veux qu’ils puissent continuer d’exister, tu dois accepter que s’expriment les sionistes et les antisionistes, les racistes et les antiracistes, les salafistes et les antisalafistes, les ultralibéraux et les trotskards, les gayslesbiensbitrans et les pères de famille villieristes, les bayrouistes et les adventistes du septième jour, les viandards et les végétaliens, les amoureux de James Brown et les enculés ! On est toujours un peu ravi quand un Orelsan tombe sur un os, et on se dit que son texte débilo dégueulasse sur une « sale pute » ne mérite pas qu’on le défende face aux censeurs. On se trompe : la liberté de s’exprimer, c’est aussi la liberté de chanter de la merde. Alors, comment continuer de distinguer le bon grain de l’ivraie dans ce bousier ? Par la liberté, pardi ! Si l’on consent à ce que toutes les opinions s’expriment, il faut admettre en retour que toutes les critiques sont légitimes. Laisser les plus débiles rappeurs reproduire leurs insanités ad libitum, mais ne pas se retenir dans la critique. Laisser Faurisson exposer ses théories, mais l’assaisonner avec méthode sur le terrain historique. Laisser Semi Keba affirmer que le premier homme sur la Lune fut un Noir (tout comme Galilée, Lao Tseu, Jésus Christ et Mahomet), mais le confronter à la réalité sans faiblir. En un mot, cesser d’agir par le tribunal et laisser les gens se mettre à penser, même les gens "ordinaires"(!).
Dans les quelques signes qu’on retient ordinairement pour montrer que la démocratie recule en Europe, on oublie trop souvent de noter cette défiance générale contre la parole. Si la démocratie est censée assurer les conditions de la parole et du débat, on ne peut regarder cette inflation de procès et de procédures vigilantes que comme un recul de l’idée de démocratie, comme un corsetage pénal qui vise à instaurer l’autocensure par la peur, à appauvrir le débat intellectuel (genre inutile qui ne rapporte pas d’argent) et à transformer le citoyen de demain en connard repu qui n’a même plus l’idée d’ouvrir sa gueule.