samedi 10 octobre 2009
L'ultime spectacle de Zangô Tralpak - 3/8
Il passe dans cette pièce comme un vent de folie. Les personnages semblent avoir été drogués et se comportent avec l’incohérence des très graves fous. L’hyperréalisme des scènes de meurtres écœure encore moins que la nullité des dialogues et la sombre suffisance de la mise en scène. Zangô Tralpak espère tuer le théâtre en tant qu’art : il n’assassine que la patience des spectateurs.
Relisant rapidement les dernières lignes de son article, Pierre André Ragault-Vignard ne put retenir un sentiment d’impatiente satisfaction. Après avoir été insulté et frappé en public par des défenseurs de Tralpak (ils l’avaient entendu à la télévision traiter le Maestro de mégalomane totalitaire tendance Grand Guignol), il ressentait une véritable jubilation à la pensée que son article les rendrait ivres de colère. Il saurait bien se tenir sur ses gardes pour éviter les représailles...
La première de l’Ultime spectacle avait attiré une foule considérable, avec ce pouvoir de fascination qu’ont les accidents de la route quand on les suppose meurtriers. Les spectateurs des deux premiers rangs avaient peut-être entendu clairement les dialogues et suivi toutes les scènes, mais pour les gens placés plus loin ç’avait été un véritable cauchemar. Certainement pour démontrer l’inanité de toute représentation, Tralpak s’était ingénié à bâtir des obstacles entre les acteurs et le public, des recoins, des palissades, des tas d’ordures, et faisait jouer ses gens avec le même naturel que s’il n’y avait pas de spectateurs. Ils ne forçaient jamais leur voix, comme cela se fait si souvent, fussent-ils situés au fond du plateau et derrière un amoncellement bordélique considérable.
« C’est un scandale! On a payé, merde! » déclarèrent les lésés à la fin du spectacle.
Un autre sujet de scandale, celui-ci encore plus dramatique pour le budget des amateurs de théâtre : Tralpak avait annoncé qu’il n’y aurait pas sept représentations, mais que sa pièce, représentation unique, se jouerait en sept volets! Ceux qui voudraient en suivre l’intégralité n’aurait qu’à payer sept fois leur place! Amance du Saint-Jury, critique redoutée à l’hebdomadaire Vieillesse et Citoyenneté, était sortie de la salle pour faire (comme d’habitude, dirent certains de ses ennemis) un article assassin sur cette pièce qu’elle n’avait pas suivie. Son papier, intitulé sarcastiquement la création du monde, réclamait dans une verve poujado-mystico-parisienne l’arrestation de Tralpak et l’interdiction de la pièce au nom de la défense des droits du... consommateur. Une pièce à épisodes! Etait-ce là la trouvaille immortelle ? Evidemment, les doutes furent dissipés quand la pièce débuta.
Sept personnages, deux femmes cinq hommes, présentant tous la particularité d’être amputés. A chacun il manque quelque chose, un œil, un bras, une main, un pied. On croit comprendre que ces sept-là sont les derniers hommes du monde, qu’un cataclysme ou un autre n’a épargné que ces tarés, bien que ce ne soit pas clairement dit. Connaissant la haine de Tralpak pour l’espèce humaine, on ne s’étonne pas qu’il ait choisi de sauver des épaves plutôt que des saints. Plus représentatifs, dirait-il... Un jeu se joue entre eux, dont on ignore l’origine. Ils se trouvent placés dans une sorte de compétition vitale qui les désarme au début, mais qui progressivement déclenche une véritable hystérie comportementale qu’on a du mal à suivre puisqu’on en ignore l’enjeu. Cela découragerait les plus curieux s’il n’y avait dans la mise en scène et dans l’art des acteurs cette force de vérité incroyable qui emporte tout. Il semble qu’ils jouent leur vie pour de vrai. Le réalisme est allé si loin que des spectateurs ont quitté la salle, vite remplacés par d’autres, impatients de voir ce qui n’a jamais été montré. Parce qu’elles ne sont pas exécutées par des cascadeurs, parce qu’elles ne sont pas esthétisées à l’américaine, les scènes de lutte sont insoutenables. Même les disputes font naître l’effroi. Si tout cela n’était pas parfaitement organisé, on jurerait que les acteurs sont hors de tout contrôle et improvisent. Dans la scène finale, le personnage de l’étranger abat le chef du clan d’un coup de revolver en plein cœur. La détonation, si brutale, emplit la salle comme une locomotive qui pénètre dans un tunnel. Le chef du clan semblait tellement vrai, l’impact de la balle lui faisant faire cette si curieuse figure de gymnastique, que des cris suraigus s’élevèrent partout. On se leva pour fuir, se ravisant au dernier moment, conscients tout de même qu’il ne s’agissait que de théâtre. Le chef de la sécurité, interviewé par la télévision après la représentation, avoua qu’il avait eu très peur, notamment pour quelques personnes qu’on avait eu du mal à ranimer.
- C’est assez spécial comme spectacle, il faut bien le dire. Et puis le théâtre intéresse surtout des personnes âgées, enfin c’est pas ce que j’veux dire, hein ? Mais il y a quand même beaucoup de vieux dans la salle, au moins cette fois-ci. Moi... On a eu des évanouissements passagers et aussi des cas plus graves...
Des hospitalisations ? Oui! Cinq!
A suivre