samedi 10 octobre 2009
L'ultime spectacle de Zangô Tralpak - 2/8
La chambre démesurée d’un loft, éclatant de blancheur. Le sol est entièrement couvert de tessons de bouteilles, agglomérés dans une gangue de colle qui les fixe. Leurs couleurs s’insultent entre elles infiniment. Comme aucun balai ne peut pénétrer leur forêt de griffes, les tessons accumulent depuis des années une poussière ignoble. Tout petit objet qui tombe au sol est généralement perdu à jamais. Ici ou là, on aperçoit les traces sanglantes de quelques tentatives de récupération.
Un pan de mur entier manque, ouvrant la chambre sur une ancienne cour d’usine qui semble avoir été bombardée. C’est un inouï cimetière de merdes abandonnées défiant l’inventaire. Des autos, des frigos, des pinces monseigneur, des cages de fer, des plafonds de stuc, des bonsaï tronçonnés, des mannequins de supermarchés, des piles de batteries, des ronds de papier-chiottes, des fers à repasser, des kilos de patates, un ours empaillé, des portraits du Che, des télévisions, des revues pornographiques, des colliers en plastique, des coquilles d’huîtres, des paquets de clopes, des coussins souillés, des parapluies pleins de baleines, une Louis XIII peinte à la chaux, des disques de jazz, le cadavre d’un chien de cirque. Une pluie oblique applique des flaques dans le loft. Le vent qui l’accompagne entre dans la chambre comme dans un cor de chasse. Au sol, mais en dehors de la zone arrosée, un grand lit sans couverture où Zangô Tralpak est couché, les mains derrière la nuque, seulement vêtu d’une chemise. La maigreur de ses jambes ferait frémir un héron affamé.
Tout ce que l’architecture et les arts décoratifs ont enseigné aux hommes, il l’a détruit ici. Tout ce qui évoque le confort, le chez soi, le solide, le durable, le bien fait, le luxe! est anéanti. Les règles qui semblent le plus communes aux êtres humains sont transgressées. L’autoroute qui enjambe ce lieu en un pont terrifiant laisse tomber sur lui en permanence une pluie de poussière et de bruits de moteurs, à la plus grande satisfaction de Tralpak. Pour souiller encore plus l’idée d’intimité, il marie également au ramdam autoroutier un époustouflant sampling d’Albert Ayler et d’Anthony Braxton superposés cacophoniquement et diffusé en boucle à tue-tête. Il est le seul homme au monde à pouvoir vivre ici, dans le froid de l’hiver, dans la crasse, le bruit, la furie organisés. Cette certitude renforce en lui un sentiment d’orgueil qu’il songera un jour peut-être à tuer aussi. Tuer les sentiments : l’aboutissement définitif de toute démarche artistique.
Mais aujourd’hui, il pense à sa pièce. Les acteurs tiendront-ils jusqu’au bout ? Il craint en particulier les réactions de Philomène Aplose-Foury, cette fausse égérie dont il n’a pas réussi à éradiquer totalement les anciennes tares bourgeoises de gauche. Il s’en méfie depuis sa gaffe de l’autre soir : elle a avoué être allée dans un musée. Peut-on vraiment tenter de tuer le théâtre avec de tels pleutres ?
Certes, ils composent autour de lui une cour exaltée de fanatiques absolus, un aréopage de disciples ascétiques convaincus de toucher grâce au Maître les limites humaines de la conscience et de la vie. Certes, certes...
(Au dessus du lit, une reproduction agrandie de la toile de Malevitch absorbe son regard comme le fond d’un gouffre. C’est là qu’il puise chaque jour la lumière qui manque au monde).
« Certes, certes... mais tiendront-ils, tous les six ? »
A suivre