lundi 21 décembre 2009
Eloge d'André Suarès
J’étais à Paris fin novembre et, étudiant une carte, j’y découvre une place Raymond Souplex. Je cherche alors une place ou une rue Jean Gabin : rien ! (la carte date de dix ans, et depuis, on a donné le nom de Gabin à un bout de Paris) Par quel intense lobbying est-on parvenu à donner le nom de Souplex à une place, tandis que Jean Gabin, notre plus grand acteur, n’est pas honoré ? S’amusant de la chose avec mes amis, on se met à vérifier si tel ou tel personnage a une rue, une ruelle ou une impasse à son nom. Le jeu dure depuis cinq minutes quand j’ai l’idée de vérifier s’il existe une rue André Suarès à Paris : elle existe ! C’est une des deux ou trois plus grosses surprises de ma vie ! Une rue porte le nom du plus grand de ses écrivains inconnus… Immédiatement, je bondis de ma chaise, avec force postillons je me mets à expliquer qui fut ce Suarès et pourquoi il est absolument invraisemblable qu’une rue porte son nom, tandis que j’enfile mon manteau, que je mets ma casquette et que j’emporte mon appareil photo, direction : la rue Suarès !
On a foutu une rue André Suarès au fin fond du 17ème arrondissement, juste au dessus du périphérique, dans une sorte de no man’s land affreux qui aurait fait pousser des cris de douleur à son bénéficiaire. Lui qui détestait tant la rive droite serait bien mortifié de savoir où on a apposé son nom d’inconnu. Cette injuste guignolade m’a parue bien figurer l’incompréhension où se mec a passé sa vie, et finalement, bien représenter ce que fut son isolement héroïque. Techniquement, il n’y a rien dans cette rue. Elle porte le nom d’un homme qui ne fut que rectitude et profusion et pourtant, elle n’offre rien et forme un angle droit : une rue en L. Visiblement, des projets d’urbanistes vont remodeler ce bout de Paris dont j’ignore tout : un terrain vague a fraîchement été formé par la démolition ou le déblaiement d’une grande aire non loin de la rue Suarès, et je vois d’ici les grands immeubles froids qui vont y pousser. Il y en a d’ailleurs un dans la rue même, c’est le seul, une sorte de truc en verre verdâtre qui doit abriter une compagnie d’assurance ou un groupe de canailles bien mises. En face, rien, des gravas par monceaux, un ancien mur qui ressemble à un ouvrage SNCF, une zone à Gitans qui attend la fin du monde. C’est, de tous les endroits que je connais de Paris, celui qui est le mieux fait pour l’exil. Suarès y est donc chez lui.
Il est toujours assez délicat de parler des écrivains que l’on aime, ou des musiciens qui nous habitent. Si on les aborde en « généraliste », à fin de les faire découvrir aux néophytes, on est menacé par l’écueil du cliché ou de la banalité, et on déçoit les connaisseurs. Si on les aborde en « spécialiste », c'est-à-dire en amoureux passionné qui connaît son affaire, on peut flatter quelques happy few par des allusions d’initiés en risquant d’ennuyer profondément les béotiens. Cette dialectique est particulièrement vraie quand on évoque un homme comme André Suarès. Je choisis donc de tenter de faire « découvrir » cet écrivain et, puisque son statut de « maudit » rend mécaniquement faible le nombre des élus qui l’ont connu et l’apprécient, je suis censé parler ici au plus grand nombre.
André Suarès est inconnu, c’est de notoriété publique. D’un homme qui a écrit plus de cent ouvrages, il est un peu normal que le grand public ne connaisse pas tout. Il est un peu moins habituel qu’il ne connaisse absolument rien, pas plus l’œuvre que le nom. D’autant que ce nom a été su par tous ceux qui firent la littérature avant-guerre, autant pour l’admirer que pour le détester, d’autant surtout que la qualité de son œuvre, de ses vues, de son ambition et son intelligence fulgurante le place à un niveau supérieur. Mais voilà, Suarès n’a jamais écrit de roman. Pas moyen de résumer un de ses livres par une formule comme « c’est l’histoire de… ». Chez lui, tout est littérature, tout est dans l’art de raconter, de parler, d’évoquer ou de se battre. Son œuvre composite, mélange d’essais esthétiques, de carnets de voyages, de poésie, de pamphlets virulents, de rêveries ou de théâtre, trouve son unité dans un humanisme exigeant et un amour exclusif de la beauté. Ce dernier point est probablement celui qui lui a fait le plus de torts, et qui contribuera toujours à son oubli dans une époque entièrement soumise à la laideur produite industriellement. André Suarès fut un grand passionné, et sa passion d’écrire trouve son accomplissement dans sa continuelle critique des grandes œuvres. Plus que Nietzsche lui-même, il a ruminé les trésors de l’art occidental toute sa vie durant et parvint toujours à en montrer l’unité, l’épine dorsale, à dégager les principes qui les apparentent les uns aux autres. Personne n’a écrit avec autant de profondeur ni de partialité sur Dostoïevski, sur Beethoven, sur Dante, sur l’Italie de la Renaissance, sur la Grèce (sa seconde passion, après la France), sur Shakespeare. Ses livres sont des collections d’essais où l’intransigeance de ses passions éclate partout, où l’amour dangereux du sublime et de la grandeur mène parfois à une certaine grandiloquence dans un style tranchant. C’est un de nos plus grands aphoristes. Sa phrase se structure autour d’une idée en train de naître, et qui semble progresser par affirmations successives, aphorismes qui précisent, encadrent et accomplissent l’idée à coups de fulgurances.
Son maître ouvrage, le Voyage du Condottiere, fut écrit sur plus de trente ans. C’est le surprenant récit de ses voyages en Italie entre 1895 et 1928, mais c’est bien plus qu’un récit de voyage (qu’il débute par cette phrase « Le voyageur est encore ce qui importe le plus dans un voyage »), c’est un hymne. Chaque endroit, chaque œuvre, chaque fait, chaque palais et chaque ruelle lui inspirent un chant où passent son érudition, son lyrisme, sa poésie, son amour de la grandeur et son culte de la beauté, sa mythologie personnelle et son envie de se battre. Lui, le plus grand des critiques, dépasse de beaucoup ce genre par la passion qu’il y met, la partialité, l’ampleur des vues et surtout la poésie, un peu comme Jules Michelet dans un autre domaine. La différence essentielle d’avec les critiques « standard », si l’on peut dire, c’est qu’il ne juge les œuvres et les personnages qu’en fonction de leur poésie. C’est son ultime critère, celui qui, à Sienne, le fait s’attarder sur un palais d’apparence banale, parce qu’il y a vu une façon d’orgueil poétique auquel il identifie sa propre quête des hauteurs. Son voyage est celui d’un Condottiere, comme le surhomme de Nietzsche est un homme sur-vivant, vivant une vie plus vive que les autres, et au dessus d’elles. Ce qui surprend le plus, peut-être, dans son œuvre, c’est la permanence des vues originales, des points de vue surprenants et toujours personnels, jamais mièvres, et surtout sa prodigieuse capacité à relier entre eux des éléments apparemment sans rapport mais qui, éclairés par sa sensibilité et son érudition, nous font mieux comprendre l’unité élémentaire de l’Art.
Toute personne affirmant avoir visité l’Italie et la connaître sans avoir lu le Voyage passe, à mes yeux, et immédiatement, pour un fanfaron.
Suarès est né en 1868, il meurt en 1948, sa vie couvre donc trois guerres, trois invasions et très logiquement, la question de la guerre occupe une bonne part de son œuvre. Politiquement, il fut un patriote, le plus fanatique de tous, dans une formule inédite où le fanatisme n’aveugle pas (ou peu) l’intelligence. C'est que son intelligence était tellement au dessus de la norme que, même fanatisée par son amour de la patrie et sa vision grandiose de la France, même rendue partiale par la douleur de la guerre, elle conservait plusieurs coudées d’avance sur celle de la plupart de ses contemporains. Durant la Grande guerre, il écrit des pamphlets anti boches d’une violence inouïe, d’une lucidité prophétique aussi. Il n’a pas attendu le nazisme pour fustiger la passion de la race chez les Allemands, et pour annoncer ce qui allait advenir. Dès 1915, il écrit « La nation contre la race », établissant de chaque côté du Rhin deux principes inconciliables et appelant, dans un style à la hussarde, à abattre les barbares. Chez lui, en ces époques lointaines où la police politiquement correcte n’avait pas encore lâché ses indics sur les masses, les barbares sont traités de gorilles, de brutes, de singes à mâchoires, d’infectes punaises. Un verbe dur dans un esprit fin, choses presque totalement disparues de nos jours... Un des seuls livres de lui qu’on cite aujourd’hui est son Vues sur l’Europe, paru à partir de 1934, où il emploie les plus grands moyens pour tenter de convaincre l’occident du danger mortel du nazisme. Il est immédiatement traité de fou, de provocateur et s’enfonce un peu plus dans la marge. C’était l’époque où le ministère des Affaires étrangères interdisait à la NRF (et donc à Suarès) tout article contre Hitler ou Mussolini, qu’on ménagea jusqu’au bout (pensons qu’un enculé (non Allemand) a même proposé Hitler au prix Nobel de la paix en 1939 !). Dans ses Vues, Suarès annonce ce qu’Hitler annonçait lui-même dans son Mein kampf, c'est-à-dire à la fois la guerre, l’écrasement de la démocratie et de toute possibilité d’opposition, le martyr des Juifs, etc. Avec une hargne de fanatique, il exhorte les démocraties à faire la guerre, à écraser préventivement celui qui bientôt, écrasera l’Europe, car il sait, il a compris qu’on ne pourra pas éviter la guerre, il a compris avant tout le monde que deux principes se trouvaient en conflit et qu’il faudra y aller. En ce domaine comme en tous les autres, Suarès est d’une pièce : il détestait les pacifistes (dont son ami Romain Rolland) et traitait les neutres de « chiens ». On ne l’a pas entendu.
Pour lui, « le termite jaune et l’automate américain » sont les deux plus grands dangers qui menacent la civilisation européenne, dans laquelle la France a la première place. Par ces deux images, il fustige l’avenir, notre présent en quelque sorte, c'est-à-dire le monde désenchanté qui sacrifie toute vie aux dieux Travail et Argent. Dès avant 1900, il annonce ce que produiront le communisme et le capitalisme en termes d’aliénation de l’homme. C’est probablement ce qui lui vaudra le plus d’ostracismes, jusqu’à aujourd’hui : il clame à la même hauteur sa haine du capitalisme et celle du communisme, en un siècle si capitaliste qui a tant rêvé de communisme. Parmi les intellectuels et les artistes, races les moins tolérantes et les moins faites pour pardonner, il fut l’un des seuls à ne pas tomber en pâmoison devant le superbe Lénine, à ne pas ouvrir les bras au splendide Staline, à ne pas lécher le cul à un Parti, fût-il internationaliste. Trente ans avant qu’un Gide commence à douter de la perfection soviétique, avant même la révolution d’Octobre, il annonçait ce que serait fatalement l’expérience communiste : l’empire de la Caserne. Le Bernanos de La France contre les robots, paru un an avant la mort de Suarès, est son meilleur continuateur, et il partage avec lui ce don prophétique, fruit de l’intelligence, qui nous étonne toujours.
Il est difficile de citer Suarès, il faudrait copier des ouvrages entiers. Il est très peu réédité : que chacun se démerde. Au hasard d’une relecture, je tombe sur ce texte de 1936, intitulé Plèbe et peuple, bien actuel dans son fond : « (…) J’ignore ce que pourrait être l’amour de la France, si l’on n’aimait pas les Français. C’est à la vie de ce peuple, à ce qu’il fut, à ce qu’il peut être encore, à son génie, que je tiens. On le presse de toutes parts ; on l’attaque, on le nie. (…) Français d’hier ou de la veille, soudain transplantés du Nord et de l’Orient dans les faubourgs de Paris, ils n’ont pas conscience du mal qu’ils font au pays qui les accueille. Ils y campent encore et se donnent le droit de juger impudemment ce qu’il faut garder ou non de l’œuvre de vingt siècles : ils n’y sont pour rien, que pour l’avantage qu’ils en retirent ; et ils se permettent pourtant d’en avoir un avis. Qu’ils en aient un, soit ; mais qu’ils l’expriment, non ; et s’ils veulent le faire prévaloir par la violence, ils passent la mesure. Ils ne sont pas du peuple, et ils parlent pour lui. A peine sont-ils de la plèbe, cette lie confuse que tous les flots du hasard, des migrations, de la misère poussent dans les immenses capitales. Il faut du temps à la plèbe, pour devenir peuple : il faut bien des ans, sinon des siècles, pour faire un citoyen. Il est aisé de se dire citoyen du monde, quand on n’est citoyen de nulle part. Un peuple n’est pas une racaille qui ne vit, misérable, que pour ne pas mourir de faim, et dont toute l’âme est dans le ventre. Une nation est un esprit. On le reçoit de la terre et du ciel, en naissant ; on ne l’échange pas contre un autre, comme un billet de banque. (…) »
Pour terminer ce trop court billet, je veux citer la phrase qui me semble le mieux résumer la mission que Suarès s’était donnée, et qui le qualifie tout entier.
« Pour ennoblir, il n’est que l’artiste et l’homme d’action : par l’œuvre vivante et par l’exemple. Si l’on dit : Même pas ! j’y souscris. Du moins, le véritable artiste s’ennoblit-il lui-même, et quelques uns avec lui. C’est pourquoi nous ne lutterons point contre les plèbes insolentes ni par le fer ni par le feu. Mais il est en nous de nous roidir et de faire notre preuve, qui est premièrement de ne point céder sur la vertu noble et de consentir, pour qu’elle se manifeste, à notre entier sacrifice. » Sur la vie, (tiré des Chroniques d’Yves Scantrel, 1910).