lundi 29 mars 2010
Le rire fuyant.
Quoi qu’on pense de son action, Eric Besson a su endosser avec un certain courage le rôle du traître. A l’occasion de la dernière campagne électorale présidentielle, il a laissé tomber les socialistes et Ségolène Royal pour se mettre au service de l’U.M.P. Les explications qu’il donna à cette occasion me semblèrent parfaitement recevables, même si je n’ai aucun moyen de savoir si elles sont exactes. Cependant, quelles que furent ces raisons, il est établi pour la France entière que Besson est un traître, un lâcheur, et il est entendu qu’il doit payer pour ça. Là où la chose est amusante, c’est qu’on nous serine à longueur de temps un éloge permanent à la désobéissance, qu’on encense les résistants de tout poil, ceux qui savent dire NON, ceux qui savent se mettre au service de « l’ennemi » parce qu’ils estiment que le Bien est de son côté, mais qu’on refuse en même temps de voir qu’Eric Besson est, toute proportions gardées, exactement dans ce cas de figure. Mais ce n’est pas mon sujet.
En ce moment, la France s’émeut. Elle ne fait d’ailleurs plus que ça depuis qu’elle a cessé d’agir sur la scène du monde. Elle s’émeut pour un rien, puisqu’elle n’a plus que ça – rien – à se partager. Elle s’émeut parce que Stéphane Guillon a fait un portrait nazifié de Besson, ce qui est non seulement ridicule mais aussi très commun. En ces temps de distribution inconsidérée de points Godwin, qui n’a jamais été traité de nazi ? C’est devenu d’une banalité effarante, propre à combler Hitler lui-même au-delà de ses plus mégalomanes espérances. Son « règne de mille ans », c’était peut-être comme ça qu’il fallait le comprendre : il est devenu l’insulte-référence du post modernisme. Que Guillon ait utilisé un caricatural accent allemand pour évoquer le "nazi Besson" ne choque donc pas vraiment une population où chacun est appelé à être, un jour ou l’autre, le nazi du jour. Ce qui choque, c’est qu’il a osé dire que Besson a des yeux de fouine et un menton fuyant, choses parfaitement vérifiables par ailleurs. Mais un commandement mystérieux semble proscrire ce genre de vannes. Besson s’engouffre donc dans la brèche pour traiter à son tour Guillon de – devinez quoi ? de NAZI !!
Il est hors de question d’essayer « d’apprécier » les vannes de Guillon : la plupart des beaufs le font si bien qu’il faudrait avoir du temps à perdre pour en rajouter une couche. Il est l’idole des tièdes, il flirte pour eux aux frontières de l’insulte, il distille à leur place des méchancetés convenues qui effrayent la ménagère de plus de 50 ans mais n’arriveraient pas à distraire de leur sieste des enfants de dix ans qui en entendent bien d’autres. C’est un comique comme l’époque sait les révérer : insolent depuis une tribune officielle (entre Canal+ et Radio-France, il est en effet difficile d’être moins underground). Oh, il a son utilité, le Guillon, il fait la queue de comète, il rappelle que des humoristes exigeants et vachards ont existé au pays de Voltaire, il est le souvenir presque effacé, inoffensif, des irrévérencieux du temps jadis, il témoigne des combats passés comme une virgule sur un mur vespasien rappelle les plus fantastiques cagades. Il est à Pierre Desproges ce que Serge Lama fut à Jacques Brel.
Une époque qui se demande trois fois par semaine si l’on peut « rire de tout » n’ose pas encore dire sa vérité : fini de rire ! Comme l’a si bien analysé Philippe Muray, la rigolade est le mode habituel du Festif. On ne peut pas concevoir notre modernité sans la dérision qu’elle exprime en permanence à l’égard de tout, et donc d’elle-même. C’est probablement là où elle est le plus proche de la réalité, d’ailleurs : quand elle ne croit même pas en elle. Il est donc impossible d’envisager de se passer des bouffons officiels puisqu’ils incarnent le principe même de la Règle Dérisoire où tout doit se plier. Si l’on ne riait plus à tout bout de champ, ma petite madame, cela rappellerait les heures les plus sombres de notre histoire, voyons ! On ne riait pas sous Vichy !
Le nœud de l’affaire, on le comprend, est alors d’affadir tellement ce qu’on nommait rire aux temps barbares qui ne connurent pas la Halde, que bientôt, rire ne sera plus drôle du tout. On assiste donc à une explosion quantitative des comiques troupiers new age, qui sont capables de pondre trente sketchs par mois sur les téléphones portables et le divorce en milieu urbain. Le peuple n’a plus que ça pour rire, et il ne s’en prive pas. Corollaire à cette félonie, l’interdiction progressive de ce qu’on peut appeler le rire dissident. Le rire dissident n’est pas forcément plus « drôle » que le rire officiel, ni de qualité meilleure, mais il est dissident. Par principe, il ne rit pas là où on lui dit de le faire. Quand des supporters de foot balancent des vannes sur ces cons de Ch’tis ou quand Stéphane Guillon s’appuie sur l’invraisemblable tronche d’un ministre, nous sommes dans le rire dissident, c'est-à-dire dans le rire… crypto nazi ! Les Tables de la Loi Comique Officielle Avec Un Cœur Gros Comme Ça stipulent en effet, en leur article 1 : « Des disgrâces physiques et du nom de famille de tes semblables, tu ne riras point ». Nous en sommes là : quand Thierry le Luron moquait la calvitie de Giscard en parlant d’aérodrome à mouches, il outrepassait le Commandement Premier. S’il vivait encore parmi nous, il serait un dangereux dissident, il serait un nazi, il serait, tiens-toi bien, lecteur tenté par l’exil, il serait sub-ver-sif ! Thierry le Luron est, trente ans après, un comique presque insoutenable pour la modernité, et il ne l’a pas fait exprès !!
Quand on se bat « pour de faux », dans une cours de récréation, on précise toujours les règles du jeu : « on dirait que toi tu serais le méchant et on dit qu’on ne tire pas les cheveux, et on insulte pas les parents et on tire pas les vestes ! » La société du matriarcat nous encadre tellement qu’elle nous transforme bientôt tous en petits enfants : on dirait qu’on peut rire de tout mais on se moque pas des gens qui ont un gros nez, ni de ceux qui puent des pieds, ni de ceux qui ont un nom ridicule, ni de ceux qui sont trop grands, trop maigres, trop gros, trop laids, trop bêtes, etc., etc., etc.… A la fin, comme sous toutes les oppressions, on ne rit plus que de ce qu’on nous désigne comme risible, et on est sommé de marquer un respect rigide à tout le reste.
Quand le réel est combattu avec autant de méthode que de moyens, tout est bientôt soumis à la marque du faux. Le rire n’est plus qu’un ersatz qui ne couvre qu’un champ limité par la loi et les bonnes mœurs, la littérature n’est plus qu’une inoffensive introspection nombriliste qui ne change plus aucun destin d’homme, le voyage n’est plus qu’une excursion en bus climatisé d’une durée maximale d’une semaine, l’amour n’est plus qu’une pornographie accessible en un clic, l’art n’est plus qu’un délassement ludique subventionné par l’Etat et d’accès gratuit, la vieillesse n’est plus qu’un moment propice à l’éclate, la mort elle-même n’est plus qu’une activité comme les autres. La vie « pour de faux ».
Quand on est tellement mort que plus rien de la vie réelle ne nous touche, on peut aisément se contenter de ces falsifications. Elles sont calibrées pour nous satisfaire selon des critères précis où la moyenne, l’injuste milieu, l’esprit normatif et l’implacable mollesse du Grand Nombre dictent leur loi. Quand on n’a plus rien à dire, autant le faire en peu de mots, et des moindres. Mais si l’on croit encore que le rire n’est pas qu’une distraction de plus et ne se réduit pas aux blagues d’avant J.T., on tombe forcément dans la dissidence (j’ai conscience que dissidence est un grand mot, mais la norme est tombée si bas que le moindre pet vous y range illico). Le rire est une incorrection par essence, qui méprise la politesse, la bienséance, la retenue et le garde-à-vous. Il est un surgissement d’esprit, fin ou grossier, subtil ou gras, opportun ou injuste, qui rappelle que l’être humain n’a pas attendu les ligues de vertu pour se distinguer des autres mammifères. On ne rit pas, et on ne rira jamais pour faire avancer le char de l’histoire, ni même la trottinette de la modernité. On rit pour le plaisir de le faire, et souvent aux dépens de quelqu’un, fût-il faible, sans défense, respectable. On rit aussi pour faire mal, chose éminemment légitime. Le « rire citoyen » est une utopie dangereuse qui se servira de la disparition du rire pour faire disparaître le citoyen. « L’argot, ça veut dire je vais te crever », disait Céline. Le rire sert aussi à ça parfois, et c’est très exactement ce qu’on voudrait abolir. A la fin, il faudrait obéir à cette injonction ridicule : riez de tout, mais sans déranger personne.
Il est bien entendu, entre individus censés, qu’un type au physique aussi minable que le professeur Albert Jacquard peut être un esprit excellent, un bon généticien, un père modèle, un amant inoubliable. Un crâne d’œuf comme Juppé peut gouverner comme un chef, sa tête de nœud n’ayant rien à voir avec ses capacités. Le menton en galoche et le regard torve de Philippe Val ne témoignent en rien des qualités du bonhomme, certes, et le pli amer de ses lèvres ne doit pas faire conclure qu’il est bouffi de haines diverses et durables. Pas plus que la tronche de para de Le Pen n’a de rapport avec ses positions politiques. Encore une fois, on ne juge pas les gens sur leur bobine, fût-elle impayable. Mais qui parle de juger ? Qui prétend avoir fait un examen juste et complet d’un imbécile quand il a simplement ri de son imbécillité ? En se foutant littéralement de la gueule d’un affreux, qui a jamais prétendu faire autre chose que le ridiculiser ?
Il est du meilleur ton de se foutre de l’esprit « café du commerce », surtout parmi les culs serrés aspirant à la dignité de l’élite, ce nirvana des snobs. Il est aussi très connu qu’on ne rit pas beaucoup dans la bourgeoisie, qu’elle soit petite, moyenne, grande ou qu’elle milite pour l’abolition du Mal en signant des pétitions. Mais il ne s’agit pas uniquement, pour ces tristos, d’avoir le rire citoyen ni d’affecter une attitude concernée à l’évocation d’un malheur aux antipodes, il faut encore empêcher les autres de rire. On décrète ainsi que certains domaines doivent être réservés (on ne peut rire des Noirs que si l’on est soi-même noir, etc.), que d’autres sont simplement interdits. Rire de la sale gueule d’un ennemi, de l’embonpoint d’un gros con, de la sécheresse d’une bigote, de la tête de fouine d’un enculé est donc la plus sûre façon de se faire embastiller au pays de Dubout, de Daumier, de Léon Bloy, du professeur Choron et de Vuillemin.