samedi 24 avril 2010

Nabe's back.


On n’a jamais autant lu Nabe que depuis qu’il a arrêté d’écrire. Comme ces artistes dont on découvre le talent une fois qu’ils sont morts. Finalement, il a pris de l’avance sur sa mort. Au vu des ventes, elle devrait se passer bien.
Me foutant bien des tirages et des ventes des écrivains que je lis, je ne sais pas, en fait, si la vente de 3000 exemplaires de son dernier livre est « inespérée », « moyenne » ou « décevante » pour lui : ce qui est sûr, c’est qu’il a gagné de l’argent avec son travail, le plus honnêtement du monde, et en prenant des risques. C’est suffisamment rare pour être applaudi.

Que trouve-t-on dans L’homme qui arrêta d’écrire ? L’histoire d’un écrivain qui a arrêté d’écrire, justement, et qui, sortant d’une longue nuit de labeur (25 ans), s’éveille au monde qui l’entoure. Forcément, ce fraîchement libéré goûte les joies simples de la conversation avec des inconnus, il s’assoit aux terrasses des cafés, il remarque et s’étonne de tout ce qui peut paraître banal à un glandeur plus expérimenté. Que reste-t-il à un individu quand il n’est plus un artiste, sinon la banalité des merveilles de la vie quotidienne ?
Son initiation à la vie moderne sera faite d’abord par son double (qui n’est qu’une moitié, puisqu’il n’a que la moitié de l’âge du narrateur – clin d’œil typiquement nabien), Jean-Phi, puis par une bande de jeunes nanas, dans des scènes qui font penser à des visites au musée, ou au zoo. Jean-Phi entraîne le narrateur dans une boîte branchée, dans une expo d’art contemporain ou un défilé de mode et lui présente le monde moderne comme on le ferait d’un tapir importé récemment du Brésil. Ces pérégrinations sont autant de prétextes à une sorte d’inventaire du contemporain, de la fête foraine aux geeks no-life, et servent de toile de fond à la création d'un Nabe nouveau, en sept jours, bien entendu.

Finalement, après un quart de siècle de travail, on a peu critiqué l’oeuvre de Nabe. On s’est borné le plus souvent à « adorer » ou à « détester », on a (rarement) échafaudé un dogme autour de sa personne ou (bien plus souvent) tenté de le faire passer pour un nazi, un fumier, un dangereux terroriste. Je m’étonne qu’au milieu de ces exagérations, on n’ait pas vu en lui l’écrivain de la mémoire. Le temps qui passe est une quasi constante qui traverse ses livres : évocation d’époques passées, de grands anciens, témoignages recueillis auprès de ceux qui ont vécu ou connu telle ou telle aventure, souci du détail biographique, notamment les lieux, fascination pour les survivants (de Lucette Destouches à Arletty, en passant par Sam Woodyard et tant d’autres) et, bien sûr, vocation de chroniqueur-mémorialiste de son époque (son journal) dans la position de celui qui veut les embrasser toutes. Selon moi, c’est aussi ce thème de la mémoire qui fait le pivot de L’homme qui arrêta d’écrire, notamment à travers la comparaison que le narrateur fait vingt fois avec « son époque ». En passant en revue notre aujourd’hui, Nabe fait entrer son passé récent dans la mémoire.
« Son » époque, ce sont les années 70 et, à un titre différent, les années 80, années de formation et des premiers combats, époque où quelques uns de ses grands maîtres vivaient encore. C’est donc bien « notre » époque qu’il visite et découvre par l’intermédiaire de quelques jeunes rencontrés, comme un voyageur dans le temps serait tombé ici par hasard. Je crois même qu’involontairement, Nabe se révèle dans cette constante évocation : lui qui a tant déféqué sur les années 80 les cite ici comme une époque assez épatante où tout était encore possible, en comparaison d’un aujourd’hui si corseté, si politiquement correctifié, si bardé d’assurances et de plans de carrière. Ce paradoxe révèle la nature de sa vocifération : amour déçu, enthousiasme bridé. La seule chose nouvelle qui semble vraiment l’intéresser aujourd’hui, c’est internet, même s’il ne tombe pas dans l’admiration béate.

Comme Alice au pays des Merveilles, Nabe passe de l’autre côté du miroir et visite « notre » monde, celui de la vie quotidienne (un fin lecteur de Nabe aura bien ri à ce qu’on peut appeler « l’épisode Yoplait », téléréel s’il en est, mais je me comprends), le monde occupé par les I-Phone, les consoles de jeux et les mœurs nouvelles, faites à la fois de tabous brisés et de nouveaux tabous plus solides encore, d’inculture curieuse de tout ce qui est superficiel. Malgré cette visite, et quoi qu’il dise de positif sur les temps qui viennent, Nabe reste fondamentalement rétif à la modernité d’aujourd’hui : il persiste dans l’amour du sublime, dans l’exaltation de l’Art le plus haut, dans l’admiration des grands vivants, caractères propres aux très anciennes races, et qui ne sera bientôt plus compris par personne.

Nabe ne peut pas se retenir d’être cruel, c’est une de ses façons d’être. Il nous donne donc des pages qui rappellent celles de son Journal, où le monde parisien des lettres et des médias est éreinté. C’est, pour moi, la partie la moins intéressante du livre, et probablement celle qui fera le plus parler. On ne peut pas s’extraire du monde, même en étant le plus grand misanthrope. Mais si l’on vomit le parisianisme, on peut tout de même s’interdire de fréquenter le Tout-Paris ! C’est le principal reproche qu’on peut lui faire, ou qu’on pouvait lui faire, puisqu’il annonce qu’avec son nouveau système d’anti-édition, il pourra désormais se couper totalement de ce monde-là et continuer d’exister. J’en doute : un combattant a besoin d’ennemis.
Un exemple, page 166, sur Houellebecq : « Il a fait une loi générale de son cas particulier, ce n’est pas parce que lui est crado répugnant pas sexy ringard qu’il n’y a sur terre que de la misère sexuelle. » En dehors du fait que le propos de Houellebecq ne se résume pas à la sexualité, cette phrase peut parfaitement être appliquée à Nabe : ce n’est pas parce que lui est fasciné par l’art grandiose, le martyr et la sainteté douloureuse qu’il n’y a sur terre que des enthousiasmes absolus. Cette phrase peut d’ailleurs être appliquée à tout artiste, et particulièrement à ceux qui, comme Nabe l’annonçait dans le Régal (sauf erreur), veulent faire de leur nombril le « maelstrom du monde ».

Je trouve d’ailleurs des points communs entre Houellebecq et Nabe, au premier rang desquels la détestation du monde occidental actuel. L’un cherche ailleurs des systèmes paisibles qui font une place au bonheur individuel ; l’autre rêve que des fous de Dieu mystico exaltés viendront d’Orient punir ce monde de son matérialisme impie et de la froideur de son cœur.
Pour faire un autre rapprochement entre eux, j’évoquerai la qualité remarquable de la dernière scène de leurs deux derniers livres respectifs. Dans la Possibilité d’une île, les cinquante pages de l’épilogue final sont un sommet de beauté désespérante, symbiose parfaite du sujet traité et de la forme, littérature de voyage et poésie. De la même façon, la dernière scène de L’homme qui arrêta d’écrire est une véritable réussite, grande errance autour des Champs-Elysées, longue évocation de lieux et d’êtres qui forment cet univers, successions quasi onirique de scènes improbables mêlant putes et flics, vieux et jeunes, passants et racailles, agressions, fuites, sauvetages, retrouvailles. Comme le Sacha Guitry de Remontons les Champs-Elysées, Nabe nous entraîne dans ce micro monde où tout pourtant est contenu, entre la place de l’Etoile et un terminus RER, à la recherche d’Emma, son âme renversée, son nouvel amour, celui qui le fait renaître à lui-même, aidé par un Saint-Bernard des profondeurs qui le guide sur le chemin d’une nouvelle vie.

On ne sait plus si Nabe, en publiant son Journal, voulait faire de sa vie une œuvre d’art, comme tout écrivain autofictionnel, ou s’il voulait faire une œuvre d’art de son époque elle-même, ambition plus forte. Qu’importe : il a su créer un personnage, lui-même, bien plus que n’importe quel écrivain autofictionnel adoré des médias. Dans les circonstances de la naissance de son dernier roman, son personnage de Don Quichotte de la littérature française a pris une épaisseur, une place qu’il va être difficile d’ignorer. Tant mieux.