(Copie du courrier électronique de Günter Walberg, envoyé à mon domicile parisien le 2 novembre 2019. Emis à 11h23, heure locale.)
« Cher collègue.
Ce message t’étonnera peut-être mais je te demande de le prendre au sérieux, car je suis en danger. J’ai été physiquement agressé par des gens dont j’ignore tout, mais qui sont organisés et puissants. Comme je te l’ai dit dans l’avion, j’enquête sur les vieux acteurs (et actrices) d’Hollywood. Ce que je ne t’ai pas dit, c’est qu’un certain nombre d’indices me font penser que ces acteurs ne sont pas réels, enfin qu’ils ne sont pas vrais, qu’ils sont trafiqués d’une manière que j’ignore. Leur jeunesse est artificielle, j’en ai maintenant la certitude, et je vais essayer d’en trouver la preuve.
J’ai rencontré Lauren Bacall et, aussi incroyable que ça puisse te paraître, j’ai couché avec elle. Lauren Bacall, une femme presque centenaire ! Je t’affirme qu’il est IMPOSSIBLE que son âge soit celui qu’on dit, ou alors je n’ai pas rencontré la vraie Lauren Bacall. J’ai couché avec elle, je sais de quoi je parle. De visage et de silhouette, elle fait jeune, tout le monde le sait. Mais son corps, que j’ai vu entièrement à poil et sous pas mal de coutures, son corps n’a pas plus de trente ans, pas plus ! Je ne veux pas entrer dans des détails grivois mais je peux te certifier qu’un cul de quatre-vingt-quinze ans ne m’aurait ni enthousiasmé ni ravi comme celui-là ! Sa peau est d’une perfection que la chirurgie ne pourrait pas atteindre. A la limite, ce que tout le monde voit et admire d’elle, son visage, est moins bien conservé que le reste. Il est figé dans des expressions auxquelles nous nous sommes habitués mais qui n’ont rien de naturel. Les yeux sont trop parfaitement remontés, les lèvres sont trop dodues et n’ont plus de souplesse, l’ensemble du visage ressemble quand même à un masque, il faut bien l’avouer. Toutes les actrices ont ces têtes. Mais on ne voit finalement que ça alors que le plus stupéfiant, au moins concernant Lauren Bacall, c’est la jeunesse des membres, la beauté de son petit ventre, la fraîcheur de tout son corps. Crois-moi, même si ça te semble du chinois : il y a quelque chose d’anormal là-dessous. D’ailleurs, j’ai reçu la visite d’un gorille qui m’a bien violemment fait comprendre qu’il fallait que je foute le camp. Interdiction pour moi de revoir la Bacall. On n’envoie pas un tueur effrayer quelqu’un si on n’a rien à planquer. Ni à se reprocher. Je vais donc tenter le coup en me cachant.
Je te contacterai avant le 6 novembre à 20 heures (heure de Paris). Si je ne l’ai pas fait à cette date précise, merci de prévenir le lieutenant de police Farmeri, deuxième district de Berlin, qu’il se passe des choses curieuses à Beverly Hills. Raconte-lui ce que je t’ai dit. Il saura quoi faire. »
*
Peropoulis ne répond plus. C’est ce que Walberg conclut après quelques essais et renseignements. Il l’avait d’abord appelé chez lui, puis sur son portable, puis il s’était posté discrètement dans les coins où il devait l’apercevoir : niente ! En observant les allées et venues autour du bunker de Lauren Bacall, il avait reconnu quelques têtes quand les vitres des bagnoles n’étaient pas fumées (c'est-à-dire rarement) mais rien qui ressemble au plus petit poil du Grec. Pour se mouvoir tranquillement dans les alentours et continuer son enquête, il s’était payé une fausse barbe, une perruque à la Kurt Cobain, arbora un polo grotesque et des lunettes de soleil. Il en rit lui-même le premier jour mais s’était bien convaincu qu’il ne fallait pas négliger les détails dans ce genre de partie. Pendant trois jours d’affilée, il traînailla dans le quartier en faisant la causette à des épiciers, des jardiniers et des coiffeurs. Il alterna ses interviews discrètes du voisinage avec une surveillance de la villa à distance respectueuse. Il cherchait quelque chose qu’il n’avait pas bien défini, un renseignement, une clé qui lui permettrait d’entrer en contact avec Bacall sans laisser de trace et sans crainte d’être écouté.
Il s’attendait bien à voir un jour ou l’autre la limousine de la star sortir de ce putain de portail mais non, c’est à bord d’une petite bagnole assez insignifiante qu’il la vit soudain sur Rexford street, conduisant seule, nerveusement. Il se précipita alors au milieu de la route en lui faisant des signes, elle s’arrêta, il monta.
- Lauren, je cherchais à vous joindre depuis plusieurs jours, j’ai des choses graves à vous dire… roulez, roulez !… je…
- Je n’en peux plus, j’en ai assez, je ne peux plus les supporter !
- Qui ça, les ? qui ?
- Eux tous ! tout ça… je ne veux plus être leur jouet, je veux vivre librement. Je sais ce qui vous est arrivé… ils m’ont raconté. Ils m’ont dit aussi que j’avais enfreint la plus importante des lois et que ça pouvait me coûter très cher, vous comprenez ? Je suis menacée. Peropoulis a disparu depuis trois jours, je ne sais pas ce qu’ils lui ont fait.
- Lauren, calmez-vous, il faut tout me dire, je suis prêt à vous aider mais il faut d’abord vous calmer, nous calmer tous les deux et agir froidement. Où comptiez-vous aller ?
- Chez Tania, une amie à moi, ma meilleure amie… la seule amie que j’aie. Elle n’habite pas ici mais à côté de Laguna Beach, à une centaine de kilomètres. C’est un endroit sûr.
- A condition de ne pas être suivis. Il faut s’en assurer : prenez à droite après la station service.
La voiture fit quelques crochets et prit trois ou quatre tangentes tandis que Walberg observait ce qui se passait derrière eux. Tout avait l’air normal, la voiture reprit alors sa route, filant vers la liberté des gens ordinaires.
- Vous n’êtes pas Lauren Bacall, n’est-ce pas ? Dites-moi tout.
- Non, non… Je… je suis Lauren Bacall depuis seulement huit ans. Avant, je m’appelais Cathy Straw, et j’habitais Jackson Hole, Idaho. Je travaillais dans un hôtel et je rêvais d’être un jour quelqu’un. J’ai même pris des cours d’art dramatique, un peu, j’ai essayé…
- Vous n’êtes pas la vraie Lauren Bacall ? C’est ça que vous me dîtes ?
- Oui, c’est exactement ce que je vous dis. Je ne peux plus vivre comme ça !… j’ai été recrutée pour jouer un rôle, le rôle permanent d’une star du cinéma, et j’ai accepté… au détriment de ma propre personnalité, vous comprenez ? Je fais bien plus que jouer le rôle de Lauren Bacall, je suis devenue elle au yeux du monde entier, je suis elle…
Elle se mit à pleurer lentement, avec une sincérité qui surprit Walberg. Elle pleura avec application et constance, en cessant immédiatement toute autre communication. Ses pleurs réguliers coulaient sur ses joues superbes et faisaient gonfler plus encore que d’habitude ses célèbres poches sous les yeux. La route était maintenant composée de grandes plaques de béton qui marquaient chaque passage des roues d’un double plop bref, synchrone. Walberg laissa faire en silence pendant que l’auto gardait son cent à l’heure métronomique sous le ciel bleu rose. A l’horizon, rien, ou presque.
A suivre.