vendredi 9 octobre 2009

Harcèlement expresse.


En France, on aime se suicider. Ce n’est pas à proprement parler une spécialité nationale, comme le fromage, les bons vins ou la pédophilophilie, mais enfin, on se défend pas mal, et depuis longtemps. D’une année sur l’autre, on compte entre 10 000 et 13 000 suicides en France, selon les estimations, pour environ 200 000 tentatives ! Chacun comprend donc qu’en ce domaine comme en tant d’autres, le taux de rendement français a de fortes marges de progression devant lui… mais je galèje.
Depuis quelque temps, on relate des cas de suicides sur le lieu de travail, ce qui indiquerait un lien de cause à effet : on me traite mal dans cette entreprise, je me suicide dans ses locaux. Ce genre d’interprétation est abondamment mis en avant par le monde syndical, qui y voit un moyen de mettre la pression sur les entreprises, et peut-être de faire changer le quotidien des salariés. Evidemment, c’est grossier, c’est malhonnête, mais si ça peut enrayer un peu la machine à aliéner le citoyen qu’on appelle fièrement Entreprise, on se dit que c’est de bonne guerre. Sans être un spécialiste du suicide, on peut quand même concevoir qu’un individu ne met pas fin à sa vie uniquement parce qu’il a été changé de service. Même chez les gens simples, même chez les frustres, même chez les brutes épaisses et même chez les syndicalistes, la vie est plus compliquée que ça ! Ça ne signifie pas que ce qu’on déguste au boulot soit indifférent, ne serait-ce que parce qu’on y passe l’essentiel de son temps (quand je pense à ça, là oui, j’ai envie de me flinguer). Mais faire un lien direct et quasi automatique entre la vie professionnelle et le suicide a tout l’air d’une fumisterie pour enfants de cinq ans.


En ce domaine comme en tant d’autres, on ne saurait trop remarquer l’action néfaste des journalistes partisans ou fainéants. L’Express est un journal célèbre, et à ce titre, il ne recule naturellement devant rien pour vendre du papier. Désormais, quand un malheureux se suicidera, il se trouvera un journaliste de l’Express pour signaler la boîte dans laquelle le suicidé travaillait, comme ça, en passant, l’air de rien. Aujourd’hui, on titre qu’un « salarié de Renault se suicide à son domicile », sous-entendant qu’il pourrait y avoir un lien entre le fait de bosser chez Renault et celui de se supprimer. Les journalistes sont toujours prompts à dégainer en paroles leur célèbre « déontologie » : c’aurait été le moment de s’en servir.
Je démontre : l’Express nous apprend que le suicidé d’aujourd’hui travaillait dans le même centre Renault qui avait connu « une vague » de suicides il y a trois ans. Bigre ! Et, bien sûr, un petit encart nous donne les liens pour consulter les articles qui, à l’époque avaient relatés ces trois suicides (dont un seul sur le lieu de travail, mais passons). On apprend qu’à l’époque, l’inspection du travail avait même porté plainte contre Renault pour harcèlement. Mais quand on veut savoir quelles suites ont été données par la justice, je vous le donne en mille : PAS DE LIEN. Mais tonton Beboper l'a trouvé pour toi, lecteur captivé, le voici :
Evidemment, on s’en doutait, la plainte a fait choufa : pour la justice, pas de lien caractérisé entre conditions de travail et suicide dans les cas observés. Mais l’Express, aujourd’hui, trouve sans doute inutile d’informer ses lecteurs d’un détail aussi peu signifiant…
On nous donne enfin un lien sur un article « de fond » intitulé « le poids des maux au travail », traitant du problème des suicides liés au boulot. Attention, cette fois-ci, ce n’est plus l’article d’un vulgaire journaliste, non, nous avons un couple de spécialistes de la chose ! Ça va barder !
Cet article est même illustré d’une photo légendée ainsi « Le technocentre Renault de Guyancourt où 5 salariés se sont donnés la mort », alors que ça n’a concerné qu’une seule personne. Remarque, lecteur, qu’on parle du centre où cinq personnes se sont données la mort, non du centre dont cinq personnes etc. Ha, la grammaire, ça sert à ça : à te niquer. Précision, déontologie, sérieux, impartialité : la devise de l’Express.


Je sais parfaitement que l’entreprise est l’exact contraire de ce qu’on a cherché à nous vendre dans les années 80, Séguéla et Tapie en tête. C’est une sorte de lieu de perdition où l’on gaspille le plus clair de son temps en conneries, où les plus bas instincts de l’homo sapiens se déchaînent et sont même méthodiquement exploités. Je sais que des milliers de personnes sont maltraitées par un petit ou un grand chef, par leurs collègues, leurs subordonnés, comme c’est aussi le cas à l’école ou dans n’importe quel lieu où des personnes se trouvent durablement ensemble. Quand une personne est « faible » ou ne sait pas se défendre, c’est tout pour sa gueule. C’est qu’on est comme ça, nous autres humains, on a des grands mots plein la bouche (comme les journalistes), on est théoriquement civilisés, éduqués, domestiqués, mais dans la vie réelle, dans le concret, c’est presque toujours le moins bon de nous-mêmes que nous donnons. Ça signifie exactement qu’il faut un arsenal juridique pour défendre nos victimes. Je suis absolument pour. Mais ça ne justifie pas qu’un journal malhonnête essaie de nous couillonner.
L’information, piège à cons, l'Express en est champion!