mardi 13 octobre 2009
L'ultime spectacle de Zangô Tralpak - 5/8
- Le problème, mon cher, c’est que tout a été prévu. Chacun des acteurs a rédigé devant huissier une sorte de lettre-testament qui explique le pourquoi d’une telle folie, qui en précise les responsabilités et exonère a priori Tralpak de la moindre parcelle de celles-ci. Nous sommes devant un phénomène tout à fait nouveau.
- On ne va quand même pas tolérer qu’on nous assassine nos acteurs sous prétexte de « tuer le théâtre », comme ils disent ? Les excentricités de ces soi-disant artistes dépassent les bornes. La police, bon Dieu !
Le premier est Hugues Laroche-Pussy, Garde des Sceaux; le second Jean-Marcel Foin, Ministre de l’Intérieur. Ils sont dans la limousine qui les emmène au rendez-vous qu’ils ont avec le Premier Ministre : cellule de crise.
- Et puis on ne va pas chasser du théâtre les spectateurs qui y sont barricadés ?
La presse du monde entier se bouscule aux marches du théâtre. Tous les présentateurs-vedettes s’y montrent, feignant une mine horrifiée, angoissée, blasée, voire professionnelle. Il y a tellement de monde que la police n’a pas pu prendre totalement possession des lieux. Les ordres, d’ailleurs, sont flous.
- Michel, prends dix mille balles et va acheter une place à la fenêtre d’un des immeubles en face. Si les flics donnent l’assaut, s’il y a des explosions ou s’ils se balancent dans le vide, je veux avoir les images!
Quand la nouvelle de ce qui se passait vraiment dans cette pièce fut connue, un mouvement de panique s’empara du pays. Des foules comme en procession montèrent à la capitale, remplaçant ceux que la vue de l’immontrable avait fait fuir. Le marché noir avait presque honte du prix des places. Comme la rumeur d’une intervention policière se faisait insistante, un véritable état de siège fut instauré au théâtre, les plus fanatiques défenseurs de la liberté d’expression murant au parpaing les principaux accès. Toujours dans les bons coups, Daniel Mémette, journaliste iconoclaste à la radio officielle, réussit à se faire enfermer avec la foule et permit à sa station de diffuser une interview exclusive (le mot est faible) de Zangô Tralpak, qu’il appelait familièrement Zangô.
- En exclusivité pour Ici y’a personne, l’émission qui ne cache rien, Zangô Tralpak nous explique sa démarche. Alors, Zangô, une troupe théâtrale ou une secte ?
- Il est temps d’en finir avec les anathèmes. Ceux qui ne font rien n’ont plus le droit de parler, qu’ils crèvent! Les profiteurs, les m’as-tu vus de la culture et du show business, les conservateurs de patrimoine en décomposition sont conviés à leurs propres funérailles. Les gens vont enfin comprendre ce qu’est l’art véritable: un jeu perdu avec la mort, une course-poursuite du néant. Tout, sauf ces paluchages de quéquettes qui ne font de mal à personne. Faire du théâtre en faisant semblant de jouer la vie est comme si l’on faisait semblant de manger pendant la famine. Personne ne peut avoir raison contre moi parce que moi, je mets ma peau sur la table. Qui s’aligne ? Je veux que le théâtre crève, et il va crever, croyez-moi.
Le temps que les ministres se réunissent et qu’ils décident des actions à entreprendre, la pièce avait recommencé. Par instinct morbide et par goût de la frayeur, l’essentiel des spectateurs n’étaient plus là que pour voir mourir le prochain acteur. Comment se finira la pièce, le sens qu’elle donnera à la vie de chacun d’eux une fois terminée, ils s’en fichaient bien. La mort, voire la Mort sur scène ! Ce que Tralpak ignorait, c’est que sa pièce, toute ultime qu’elle soit, ne dissuaderait pas les gens d’aller voir d’autres spectacles après. En fait de tuer le théâtre, il ne tuerait que le sien.
Tralpak tenait le rôle de l’aveugle dans la pièce, bien qu’il n’eût en réalité qu’un oeil de crevé. Certains spécialistes annonçaient qu’il serait le seul à sortir vivant de la folie qu’il avait déclenchée, se réservant le rôle de celui qui sera sauvé par Dieu. « Un bon moyen de finir ses jours en taule ». Certains spécialistes se trompaient. Dans la pièce, le personnage qu’il incarnait, aveugle, fut supposé doué de pouvoirs de divination, par ce paradoxe très répandu qui prête une grande profondeur aux gens réservés, un amour infini aux timides et un solide sens de l’organisation à ceux qui ont le menton en galoche. Les survivants le consultèrent donc pour qu’il leur prédise l’avenir, ce qu’il fit, croyant lui-même vraies les facultés qu’on lui reconnaissait. La scène se déroulait dans une quasi pénombre, sous les assauts d’une musique dodécaphonique ponctuée de scratch made in U.S.A. Il déclama des phrases absconses pendant que les trois autres acteurs pleuraient. Il était plongé dans une baignoire que le sang de ses veines rougissait très lentement, aussi lentement que s’effaça le son de sa voix. Sous l’oeil atterré du public, Zangô Tralpak fit mentir les prévisions et dérogea à la règle qui veut que le créateur d’une oeuvre en tire toute la gloire. Il se suicida dans une eau délicieusement tiède, le regard fixé en direction des spectateurs, les surprenant encore plus qu’il ne l’avait jamais fait. Sa pièce devait continuer jusqu’au bout sans lui, sans le guide qu’il avait été, continuant sous l’impulsion qu’il lui avait donnée comme des ronds dans l’eau s’écartent de leur point d’origine, pour finir par se fondre dans l’informe. Des sept acteurs de cette aventure, deux femmes et un homme restaient. Trois.