Nous sommes au bout du monde, dans un village moribond. En cachette de leurs parents, Ürg et Alyse se rejoignent chaque soir à la fontaine. Ils sont cousins germains et ils s’aiment. Ils ne se l’avouèrent pas tout de suite, craignant de souiller la pureté de leur amour d’un mot trop usité par ceux qu’ils détestent. Comme ils se sont toujours connus, ils n’imaginent pas pouvoir être séparés. Ils ne forment aucun projet puisque leur amour est évident comme le ciel, la terre et le vent. Ils sont les familiers de l’éternité, le savent et n’en tirent aucune gloire. A qui vanteraient-ils leurs mérites dans ces régions de labeur ?
Dans le courant de la source
Se mire le soleil.
Il sème sur les plis de l’eau
Des éclairs si vifs.
Voulant m’en saisir
J’ai été la risée de mon âne.
Comme je voudrais le contempler toujours
Ce feu de vie qui te ressemble.
Se mire le soleil.
Il sème sur les plis de l’eau
Des éclairs si vifs.
Voulant m’en saisir
J’ai été la risée de mon âne.
Comme je voudrais le contempler toujours
Ce feu de vie qui te ressemble.
Alyse rit. Elle rit chaque fois qu’Ürg improvise un de ses poèmes qu’elle ne comprend pas toujours. Il n’est semblable à personne, lui qui ne sait pas parler sans chanter. Parfois, elle voudrait qu’il lui dise des choses simples et bêtes, comme le font tous les garçons de leur âge, qu’il s’exprime avec la facile rudesse des parents. Elle craint qu’il ne puisse jamais être comme tout le monde, aller aux champs, faire paître les chevaux et vendre des fromages. Comment les gens pourront-ils le comprendre s’il n’apprend pas leur langue ? La vie n’est pas un poème quand il faut la gagner.
« Ils se moqueront de nous. »
Mais ce soir, comme tous les soirs, elle ne pense à rien. Elle regarde son amour simplement, avec la douceur des chattes. Elle ne saurait dire ce qui lui plaît en lui tellement il fait partie d’elle. Son œil est intelligent, ses mains petites et fortes, il marche d’une façon très curieuse, en posant le pied si souplement qu’il semble vouloir se cacher. Surtout, il est silencieux. Il ne parle presque pas, il n’a pas ces continuels bavardages des hommes quand ils veulent être vus des filles. C’est ce qui lui plairait le plus si elle pouvait réfléchir à lui.
Comme il comprend qu’elle se demande si son père autorisera leur union, il improvise un chant.
La faim guidait mes pas
Me menant par les chemins
A travers le pays.
Nulle part je ne pouvais
Poser ma tête en paix.
Je faisais avec le loup
Une course de bête
En soufflant comme une âme
Qu’on poursuit.
Les arbres m’ont appris
A me moquer du vent
Et à chanter comme eux
Quand il est déchaîné.
Me menant par les chemins
A travers le pays.
Nulle part je ne pouvais
Poser ma tête en paix.
Je faisais avec le loup
Une course de bête
En soufflant comme une âme
Qu’on poursuit.
Les arbres m’ont appris
A me moquer du vent
Et à chanter comme eux
Quand il est déchaîné.
Elle a fermé les yeux, sentant la mélopée la prendre doucement. Bouche fermée, elle prolonge la musique avec la grâce des filles qui chantent. Elle est toute entière dans cet air frêle, fredonné par un ange au bout du monde. Elle se rend compte soudain qu’un petit souffle de vent lui caresse les cheveux, un petit vent froid mais délicieux qu’elle n’avait pas remarqué. Ce picotement lui rappelle qu’elle existe et réveille en elle la conscience endormie de son corps. Elle se lève alors et va se placer entre les bras d’Ürg, appuyant sa tête brune sur son cœur. C’est la première fois qu’ils s’enlacent et chacun d’eux y pense en secret.
- On restera toujours ensemble, n’est-ce pas? demande-t-elle doucement.
- Toujours, répond-il sans poème, comme le ferait n’importe qui, nous resterons toujours tous les deux.
A suivre