"On ne naît pas femme, on le devient". C’est par cet aphorisme que Simone de Beauvoir résume la thèse de la construction sociale du sexe. La phrase est assez percutante d’un point de vue formel, mais très imprécise. On peut, par exemple, démontrer scientifiquement qu’on ne naît pas fraiseur mouliste, mais qu’on le devient après formation. On peut faire de même pour les coiffeurs, les assistantes sociales, les ministres de la Défense et les agriculteurs bio. Pour ce qui est des femmes (et des hommes, donc), il ne s’agit, tout au plus, que d’une thèse sociologique ayant quelque chose à voir avec la sémantique. Car il faut s’entendre sur le sens du mot « femme ». Biologiquement, on naît femme, on ne le devient pas (passons sur ces extravagances de la nature que sont les hermaphrodites, qui ne démentent pas la règle générale). Disons, au minimum, qu’on naît « fillette », et qu’une fillette est toujours une femme en devenir. L’affirmation beauvoirienne désignait la femme en tant qu’être social (c'est-à-dire femme dans les rôles que la société lui confère), et alors oui, on peut y aller de la tautologie suivante : on ne naît pas femme (sociale), on le devient (socialement). Si laisser un nom à la postérité repose sur ce genre d’exploit, on comprend que Simone soit dans les dictionnaires.
Quoi qu’elle en dise, Elisabeth Badinter participe au plus haut point à cette construction sociale de la femme. Sa théorie et les derniers rebondissements de la polémique qu’elle déclenche tendent à assigner bel et bien un rôle à la femme dans notre société : un rôle de citoyenne active, travailleuse, un rôle qui a correspondu à une avancée dans l’histoire des luttes féministes, et sur lequel il ne faudrait pas revenir. Selon elle, comme l’instinct maternel n’existe pas, comme la nature n’existe presque pas dans l’individu femme (puisqu’elle est « construite » socialement), il faut continuer à dire aux femmes qu’elles peuvent nourrir leurs bébés au lait Nestlé sans devenir de "mauvaises mères" pour autant. Pourquoi pas ? Sauf que la science se fiche pas mal des convictions de nos féministes sexagénaires, et qu’on sait maintenant que les qualités du lait maternel sont irremplaçables. Que faire ? Faut-il interdire les publications scientifiques pour conserver le féminisme dans ses indéboulonnables commandements ?
Evidemment, la nature n’a que peu à voir avec ce que les hommes font en société, et elle n’a pas de droit particulier à réclamer, autres que ceux auxquels on ne peut se soustraire. Mais il faudrait être fou pour croire qu’il n’y a pas de prix à payer pour ça. On lutte contre les maladies et le vieillissement, certes, mais on doit en assumer les conséquences, aux niveaux individuel et collectif. Si on est capable de nourrir les petits avec du lait industriel stérilisé, permettant donc aux mères de courir retrouver les joies du bureau, de l’usine ou de la caisse de supermarché pendant qu’une inconnue s’occupe du biberon, on doit froidement regarder en face les conséquences mises en lumière par la science, et ceci quels que soient nos avis sur la liberté des femmes. De la même façon, on peut parcourir les continents en avion, on peut partir chaque week-end dans les Alpes pour y faire glissette, on peut retrouver dans son assiette des pommes venues du Guatemala, mais ça a des conséquences, notamment en termes de pollution, et personne ne nie plus que le progrès technique doive se subordonner à la bonne santé générale de l’homo sapiens, tant qu’il en reste. Et si c’était pareil pour l’allaitement ? Si le modèle des féministes des années 60 devait être amendé, sous peine de risques divers pour la santé des gens ? Il est quand même curieux que cette question simple ne soit pas envisageable sans qu’on déchaîne les points Godwin, et sans qu’on traite ses contradicteurs de réactionnaires.
Avec le Whisky, la pilule contraceptive est probablement ce que l’Homme a inventé de mieux pour son confort. Il est hors de question de revenir là-dessus. Cependant, si des études révèlent qu’il y a des risques à boire du whisky ou à prendre la pilule, il serait criminel de ne pas en tenir compte, ou simplement de ne pas s’interroger. Quitte, ensuite, à continuer la picole et le reste, mais en connaissance de cause. Mais ce bon sens est interdit aux militants de tous poils, qui ne sont pas là pour raisonner mais pour plier le monde à leurs conclusions, fussent-elles totalement contredites par la science. Les médecins du XVIIème siècle qui traitaient les MST au mercure n’étaient pas des bourreaux, ils faisaient ce qu’ils pouvaient avec les moyens du bord, c'est-à-dire exactement comme nous autres aujourd’hui. Et s’ils se sont trompés, nous pouvons le faire à notre tour. La pilule contraceptive, l’allaitement industriel, le traitement hormonal de la ménopause comme tout autre pratique humaine, doivent être en permanence remis en question, étudiés, évalués et, en cas de danger, abandonnés. Que ça plaise ou pas, que ce soit gênant ou pas pour la carrière professionnelle ou le confort.
Madame Badinter dit avoir peur des visées réactionnaires des partisans de l’allaitement naturel, qui voudraient tout simplement « renvoyer les femmes à la maison ». On croit rêver. Elle est manifestement atteinte du syndrome de Drogo, avec tout l’attirail pour lutter contre des ennemis totalement absents. Elle fait ici penser à ces militants anti-fascistes dont parle Muray, à qui il ne manque que les fascistes pour être crédibles. A part quelques immigrés descendus fraîchement de leurs montagnes reculées d’Anatolie ou juste débarqués de leur désert soudanais, qui, en France, considère que la place des meufs est aux fourneaux ? Qui ? Personne. Il n’y a que madame Badinter pour entendre ça. Si l’allaitement au sein prend six ou sept mois, voire un an par enfant, et que les femmes font 2,5 enfants en moyenne, il ne s’agit donc pas de les renvoyer à perpette à la maison, mais seulement pendant le temps nécessaire à l’allaitement. CQFD.
La position de madame Badinter est intenable au sens où elle subordonne les conclusions de la médecine et les données de la statistique à ses propres options de vie, qu’elle défend comme une sorte de paradis indépassable. En ce sens, elle rejoint une longue tradition d’obscurantisme où elle devient l’associée d’une flopée de réactionnaires, authentiques, cette fois.