dimanche 23 janvier 2022

Deux cents ans d'avance

 


 Il y a quelques années de cela, un ami intelligent me fit une remarque qui me sidéra et me fit douter non pas de son intelligence, mais du fait que nous vivions, lui et moi, dans le même monde. Autour d’un Mercurey, nous parlions cinéma. De fil en aiguille, nous en arrivâmes au stade de l’échange de films. Il commença à égrener les titres, cliquant ici ou là quand l’un d’entre eux soulevait son intérêt. Après quelques clics, je l’entendis prononcer cette phrase : mais… mais, tu regardes des films en noir et blanc ? Il n’avait jamais envisagé qu’une telle chose fût possible. Pour cet innocent, tout le patrimoine cinématographique en noir et blanc équivalait exactement à rien, il le voyait comme une ménagère suréquipée considère un vieux lavoir de village décoré de géraniums par la municipalité, et compissé régulièrement par les chiens. 

mardi 13 juillet 2021

Le son du jour qui n'a pas "trop de notes".

Bertrand Burgalat a sorti son dernier album il y a quelques semaines : Rêve capital. Un album hautement recommandable dont voici le morceau le plus étonnant, le plus exigeant et peut-être le plus beau. Quand le dépouillement d'une note de piano plantée sur le temps construit une sophistication paradoxale.

Cette chanson n'illustre d'ailleurs pas particulièrement cet album, qui est beaucoup plus "luxuriant". On y remarque des pépites (Vous êtes ici, Correspondance), la belle harmonisation des cuivres (l'Attente) et, comme toujours chez Burgalat, l'élégance de la légèreté portée sur un monde inquiétant (E pericoloso sporgesi). 

Conseil d'écoute : plusieurs fois. Burgalat produit une musique qui se ré-écoute (comme certains plats, qui sont meilleurs le lendemain, après qu'une seconde cuisson en révèle plus franchement les qualités les plus fines).

 

 


mercredi 5 août 2020

Benoît et Benjamin dans le train



Il fut un temps où l’on employait l’expression « la vie de tous les jours » pour distinguer d’un côté les jours ordinaires, où la routine règne, et de l’autre les jours exceptionnels, rares, où une aventure arrive, une nouveauté survient, un rouage grippe. Ce temps n’est plus : désormais, chaque jour apporte à l’homme moderne au moins une occasion de s’étonner ou, comme disent les formateurs en management, de « se remettre en question ». Hier, j’ai pris le TGV.

vendredi 17 juillet 2020

Paul McCartney randomisé


Extrait de la première interview de sir Paul McCartney depuis la fin du confinement.

Patrick Elkrourdin
Paul McCartney nous a fait l’honneur de nous accorder cet entretien dans un moment difficile, et je veux dire ici que toute la France, que je représente durant cette heure, l’en remercie.
Paul McCartney
Je n’en demande pas tant !
Patrick Elkrourdin
Alors je vous pose tout de go la question qui brûle les lèvres : qu’est-ce que c’est que cette histoire de chanson ?
Paul McCartney
Oh c’est peu de choses, c’est juste une chanson que j’ai composée durant le confinement et que j’ai postée directement sur Youtube.
Patrick Elkrourdin
Une contribution de solidarité ?
Paul McCartney
C’est ça. En donnant cette chanson, j’ai voulu simplement offrir quatre minutes de divertissement aux gens enfermés chez eux.
Patrick Elkrourdin
Une chanson libre de droits ?
Paul McCartney
Non, mais diffusée gratuitement ; personne n’a besoin de payer pour l’entendre ou la télécharger. Et elle a recueilli 850 millions de vues en deux jours. (applaudissements)

samedi 4 juillet 2020

Pas la bonne époque.


"C’est naître qu’il aurait pas fallu". C’est Céline qui disait ça. Et plus tard, Cioran fit une variation sur le même thème avec De l’inconvénient d’être né. Mais on a beau faire, on y est, on y reste.

J’ai parlé au téléphone avec un vieux pote il y a deux jours, et ce qu’on s’est dit, en substance, c’est qu’on était nés nous au bon endroit, mais pas au bon moment. Une autre époque nous aurait bien botté, n’importe laquelle, avec ses guerres, ses ratatinades, sa vache enragée, ses heures bien plus sombres, ses carences alimentaires, sa peine de mort, n’importe laquelle sauf la nôtre, quoi. Notre époque qui se faisande chaque jour un peu plus, puritaine et vicelarde tout en même temps, et qui projette son ombre hideuse sur ce con d’avenir, que les gosses sauront plus quoi en faire. Trop d’hystérie, trop de vulgarité, trop de fric, trop de bouffe, trop de connerie déferlante, trop de communication pour les cons, trop d'imposteurs, trop de nullité agressive et conquérante et proliférante et interminable. Productivisme oblige, et règne absolu du plus grand nombre, nos temps produisent presque automatiquement trop de trucs, à condition que ce soit de la merde.
C’est pas naître au mauvais moment qu’il aurait fallu.

Tenez, pour illustrer notre blues intime, plutôt que se répandre en phrases de plus en plus déprimantes, on va se passer l’épatante chanson de ce bon Dr John, une chanson de 1973, elle a eu le temps de bien mûrir (Dr John fit une énorme connerie il y a un an environ : il est mort).








mardi 22 octobre 2019

Brasse papillon contre militarisme turc.


Je n’avais jamais entendu parler du ministre français des sports avant l’affaire dite des enculades. Pour rappel, les enculades évoquées sont les promesses faites à la ligue de football professionnel par des supporters probablement en conflit idéologique avec elle. Idéologique, le mot est peut-être fort : en proclamant « la Ligue, on t’encule », les supporters en question n’avaient dévoilé ni le fond de leur pensée, ni le cheminement de leurs réflexions, et s’étaient contenté d’en formuler les conclusions. Admirable par sa concision, la formule laisse tout de même planer un doute quant à son réalisme : comment, en effet, enculer une Ligue de football, entité morale qui n’a, bien sûr, pas de corps, et qui n’est que représentée par de graves sexagénaires (dissuadant, par leur aspect et par leur mise, tout contact intime) ?

lundi 9 septembre 2019

La révolte des ordures


Dans un monde parfait, personne ne donnerait un micro à un ancien footballeur, personne ne ferait attention à ce qu’il dit, ce qu’il écrit ni ce qu’il pense. Mais nous ne sommes pas dans un monde parfait, nous sommes en France, en 2019 : je vais donc commenter, le plus brièvement possible, les insanités proférées par un être dépourvu de tout intérêt.

vendredi 23 août 2019

Waze naze



Il y a quelques années, peut-être vingt ans, un copain m’avoue qu’il a pris l’habitude de faire ses courses chez Ed l’épicier (ou chez Leader Price, je ne m’en souviens pas, c’était l’époque où ces enseignes nouvelles envahissaient la France). Je fais les courses chez Ed, qu’il me fait, et immédiatement, il complète son aveu par une précision que je ne réclamais pas : ils ont des super produits ! J’aurais été étonné qu’il avoue acheter ses fournitures dans un magasin qui ne vend que de la merde.

vendredi 28 juin 2019

Chaleur coupable


Pas plus que vous et moi, la vague de chaleur n'est innocente. D'ailleurs, les spécialistes s'accordent à dire que ce n'est pas une vague, c'est un nouveau régime. Désormais, l'Europe est une terre de grandes chaleurs, son climat bientôt ne sera plus défini comme "tempéré". La canicule s'installe ici chez elle.

lundi 17 juin 2019

Les femmes déferlantes



Je me souviens de ce qui déclencha l’abandon de mon téléviseur, dans les années 1990 : une explosion. Un habitant de l’immeuble contigu eut la mauvaise idée de déconner avec le robinet de gaz, et l’explosion qui s’ensuivit détruisit, en même temps que les murs du dit immeuble, tous les fils cheminant sur les façades, dont celui de la télé. Qui serait resté insensible à un signe aussi colossal ? Le surlendemain, je portai ma télé à la déchetterie. A un mec me demandant s’il pouvait « la récupérer », je répondis non. Il s’éloigna en disant « connard ». J’étais sur la bonne voie.

vendredi 29 mars 2019

Les détourneurs d'objets


En ces temps de bouleversement des mœurs et des coutumes, en cette époque d’incertitudes où tout ce qu’on croyait solide s’effrite, où tout repère est suspect de péremption, où les grandes puissances elles-mêmes sont contraintes de jouer aux chaises musicales, il est réconfortant de penser rien ne pourra jamais faire disparaître ni les imbéciles, ni le mauvais goût. On a les amarres qu’on peut. Cette semaine, je vous propose donc de détester une catégorie d’imbéciles qui se distinguent par leur mauvais goût : les détourneurs d’objets.

mardi 26 mars 2019

L'art de la dénonciation



Connaissez-vous le nouveau concept d’une émission de télé à venir bientôt en France, appelée pour l'instant Allo Police (concept suédois, déjà vendu dans quinze pays, dont les USA) en attendant un nom définitif ? Simple : vous avez sûrement entendu un voisin, quelqu’un du quartier, un habitué du bar d’en face tenir des propos scandaleux ou, pire, se conduire de façon inacceptable. Ça nous arrive à tous et, hélas, nous sommes souvent démunis devant la chose. Pas de panique désormais puisque la télé nous propose de faire d’une pierre deux coups en dénonçant l’individu à la police, et en gagnant un petit quelque chose. Oh là, pas la vraie police, non, on n’est pas des monstres, la police supplétive mise en place par la chaîne elle-même, qui ne possède pas réellement les pouvoirs d’une authentique police mais qui pourra, par l’éclairage public qu’elle braquera sur les « prévenus », orienter le travail de sécurisation de l’espace public que la police réelle n’a pas toujours les moyens d’assurer.

vendredi 15 mars 2019

Les humanités étanches


Jeudi dernier, à la tombée du jour, traversant sous la pluie le quartier du faubourg Saint-Antoine pour me rendre à mon hôtel, mon regard est attiré par un spectacle irréel : au premier étage d’un immeuble, surmontant un Mc Do, une enfilade de baies vitrées laisse voir l’activité en cours dans une salle de fitness (j’ignore si ce mot est toujours à la mode dans ce milieu, il a peut-être été jugé insuffisamment anglais et remplacé par un autre ; je me souviens qu’on parlait « d’aérobic » dans les années 1980, je pense que ce terme n’a plus cours que chez les dinosaures - on s’en fout).

jeudi 28 février 2019

Les TIQIFA : apporter quelque chose.

La ruée vers l'or.(1925)

Cette semaine, je vous propose d’inaugurer une nouvelle rubrique conçue pour compléter celle des "Gens qu’on déteste". Cette rubrique traitera des Trucs incompréhensibles qu’il faut abolir – Les TIQIFA

Je ne sais pas quand cela a commencé, mais je suis sûr que nos parents n’ont pas connu le phénomène. Voici : désormais, lorsqu’on est invité à dîner chez des amis, il semble de bon ton d’apporter « quelque chose ». Non pas seulement des fleurs, comme un usage bien ancien le commande, mais quelque chose qui se mange ou se boit, quelque chose qui viendra compléter le repas, pourtant censé nous être offert. C’est un TIQIFA, et voyons pourquoi c’est nul.

dimanche 10 février 2019

Le son du jour qui met l'erreur historique au rang des beaux-arts



Alors que les Gilets jaunes en sont à leur acte XIII et que rien ne permet de dire qu'ils s'arrêteront là, un petit clin d’œil à la chanson la plus célèbre de Gil Scott-Heron : La révolution ne sera pas télévisée. Chanson-poème considérée comme l'ancêtre du rap, parue en 1970 (cette version date de 71), reprise des dizaines de fois, et qui connut une postérité auprès de tout ce que le monde compte de révolutionnaires putatifs.

Le titre de la chanson est excellent, accrocheur, et résume assez bien le contenu même du texte complet. Mais hélas, il est historiquement faux...

dimanche 27 janvier 2019

Michel Legrand s'arrête.


Une fois, j’ai vu Michel Legrand dans la petite église d’un bled de Saône-et-Loire, où il donnait un concert seul au piano. En arrivant, m’étant garé le long d’un chemin, je m’assurai auprès d’un vieux type que ma voiture ne gênait pas. Il me répondit en roulant les R, à la mode locale. Un vrai de vrai, un survivant.

L’église était bondée comme au temps des grandes ferveurs religieuses. Des chaises partout, jusqu’à un mètre cinquante du piano.

vendredi 18 janvier 2019

Rire cruellement


Tombeau pour une touriste innocente est un court et célèbre texte de Philippe Murray. Il me semble qu'il avait été mis en musique et même chanté par l'auteur, si je ne m'abuse.
Ici, le son est moyen, l'image quasi nulle mais le texte est rendu encore plus hilarant par la lecture de Luchini. Il a une façon de dire "Il faut exiger sans cesse et sans ambages la transparence totale dedans l'étiquetage" qui renforce dix fois l'effet recherché. Un acteur, ça sert à ça. On rit, on ricane, on rit cruellement, c'est terrible. C'est dans ce genre d'exercice qu'on comprend qu'il faut dire un gros merde à ceux qui, voulant introduire une morale de patronage laïc dans l'usage de l'humour, voudraient qu'on ne rigolât que dans la justice, qu'on ne se moquât de personne, qu'on ne plaisantât que de soi-même, qu'on ne blessât jamais ce connard d'Autrui. Pan ! Murray rit et se moque et démolit une touriste innocente partie se faire décapiter dans un pays où rode l'islamiste post-moderne. Qui dit mieux ?
Comme Luchini caviarde quelque peu le texte, le voici en entier.

Tombeau pour une touriste innocente

jeudi 3 janvier 2019

L'année 2018 n'a jamais existé.


Nous vivons des temps épuisants. Chaque jour apporte la confirmation qu’il est pire que le précédent, et que rien n’inversera plus la tendance. Chaque année, quand vient l’heure du bilan, il semble qu’un pas de plus a été fait dans la mauvaise direction. Toujours plus de précarité sociale, toujours plus d’Europe, toujours plus de normes, toujours plus d’interdits moralisants, toujours plus de droits opposables au monde entier, toujours plus d’Emmanuel Macron, toujours plus de pubs, de ronds-points, de chômage de masse, de loisirs mortifères, d’attentats, de « tout-numérique », de supermarchés, de télé-cauchemar, de violence ordinaire, de laideur proliférante, de mensonge médiatique, de vagues de misère/migrants, d’associations flicaillonnes, de séparatisme culturel, de guerre au vivant, de ceintures à serrer, de délires sociétaux, toujours plus d’informations, de smartphones, d’alertes-info, de flash-info, de connexions à haut débit et toujours plus d’ignorance.

samedi 1 décembre 2018

L'homme sans imagination


En 1937, George Orwell fait paraître Le quai de Wigan, un chef d’œuvre qui n’est, hélas, pas aussi connu que 1984 ou La ferme des animaux, mais qui mérite autant qu’eux de figurer dans la bibliothèque de tout honnête homme. Dans un passage de son essai Orwell ou l’horreur de la politique, Simon Leys analyse en quelques phrases limpides un point important de la théorie orwellienne du roman.

« (…)Les faits par eux-mêmes ne forment jamais qu’un chaos dénué de sens : seule la création artistique peut les investir de signification, en leur conférant forme et rythme. L’imagination n’a pas seulement une fonction esthétique, mais aussi éthique. Littéralement, il faut inventer la vérité.