mercredi 5 août 2020

Benoît et Benjamin dans le train



Il fut un temps où l’on employait l’expression « la vie de tous les jours » pour distinguer d’un côté les jours ordinaires, où la routine règne, et de l’autre les jours exceptionnels, rares, où une aventure arrive, une nouveauté survient, un rouage grippe. Ce temps n’est plus : désormais, chaque jour apporte à l’homme moderne au moins une occasion de s’étonner ou, comme disent les formateurs en management, de « se remettre en question ». Hier, j’ai pris le TGV.



Je dois dire que je ne m’attendais pas à beaucoup de nouveauté en m’installant dans le fauteuil, et je n'étais pas là pour ça. Nous partons, le train se met en branle. Les ordinateurs portables et les smartphones prennent possession de l’espace. Les sourcils se froncent, les passagers se mettent à turbiner, le paysage défile dans une indifférence absolue. Routine. Soudain, une annonce au micro : « Bonjour, nous sommes Benjamin et Benoît, vos barmen de la voiture restauration ». Je me dis : pourquoi leurs prénoms ? Les voyageurs s’adressent-ils à eux en disant « bonjour Benoît, salut Benji, soyez gentils de me faire péter un café » ?

Ensuite, ils expliquent que grâce à l’appli Machin, les voyageurs peuvent commander leur frichti depuis leur siège, et venir le récupérer « sans faire la file d’attente ». En France, jusqu’aujourd’hui, le langage ne permettait que deux choix : faire la queue ou être dans une file d’attente. On pouvait FAIRE le pied de grue DANS une file d’attente, mais, en aucun cas, FAIRE la file d’attente et le pied de grue simultanément ! C’est du passé : la SNCF privatise la langue au service de son marketing. Je comprends tout de suite qu’à la SNCF, les instructions sont claires : ne pas prononcer le mot « queue ». Pourquoi ? Peut-être croit-on que l’évocation du mot queue suggère tellement la chose que les voyageurs (surtout les mâles) seraient tentés de passer prendre leur commande la queue à la main ? Horreur ! Donc, ne-pas-dire-QUEUE-en-public, quitte à bidouiller une expression en tout amateurisme. J’imagine une scène : je traverse le wagon bar, je vois un vieux pote perdu de vue, qui poireaute : Brandon ! ça alors, qu’est-ce que tu fais là ? « Je fais la file d’attente ».

Non seulement la mention du prénom des deux gugusses suggère l’apparition de nouvelles règles de politesse (s’adresser à des inconnus comme si on parlait à un frangin ; demain, on les tutoiera, en attendant de leur taper la bise), mais le barbarisme faire la file d’attente indique clairement que chacun s’autorise désormais à parler comme il le veut, à forger de toutes pièces son vocabulaire affligeant. Charge à l’auditeur de comprendre ce qu’il peut.

Deux catégories de personnes ne remarquent pas cette nouveauté : celles qui ne connaissent pas la bonne façon de s’exprimer, et celles qui se foutent totalement de ce que disent ou pensent les gens, et de la façon dont cela s’exprime. Pour ces dernières, aucun barbarisme ne saurait être révoltant, puisqu’elles n’ont aucun sentiment particulier pour leur propre langue. On peut la maltraiter, la harceler sexuellement, la violenter et s’essuyer les pieds dessus, elles s’en foutent. Et puis, en tant que système commun partagé par tous les habitants d’un même pays, la langue n’a pas la cote. On a beau glapir vivre-ensemble ! et partage ! à longueur de pub, l’idée de quoi que ce soit de commun, qui impose forcément son autorité sur l’individu (c’est la définition pourtant minimale de la chose commune) fait hurler de douleur tout esprit moderne. La langue, c’est mon choix ! Comme tant de gens (chrétiens d'origine) le font pour la religion, on imagine sans peine un couple de connards modernes décidant de ne pas enseigner sa langue maternelle à leur gosse, pour qu’il puisse en choisir une plus tard, quand il sera en âge de comprendre !


Arrivé à destination et descendu de ce train où ma vision du monde venait d’être bouleversée à jamais, je patiente en attendant mon métro. Une affiche gigantesque occupe mon champ de vision : une publicité pour les produits DOP. J’y lis cette phrase décapante : « Dop, des shampooings et soins du corps fiers d’être français ». Je me frotte les yeux, je chancelle, je regarde derechef : j’ai bien lu. Cela confirme la règle entre-aperçue plus haut : on peut dire et écrire n’importe quoi, l’usager attentif fera de lui-même la correction s’il a le niveau suffisant pour repérer la faute, tandis que l’usager con comme un manche pensera qu’un shampooing peut décidément être fier d’un tas de choses, y compris d’avoir des parents français ! J’imagine qu’un slip fabriqué en France partage ce patriotisme claironnant, autant qu’un pied de table en inox ou qu’une bavette d’aloyau.

Dans un pays où l’affirmation de soi et la fierté ne concernent plus la majorité des citoyens, où seules quelques minorités auto-victimisées possèdent le privilège de pouvoir bomber le torse en toisant le reste du monde, est-il réconfortant de savoir que les shampooings (et les soins du corps) maintiennent vivace la flamme du patriotisme affirmatoire ? En fait, je crois bien que non. Ce serait même l’inverse.