mardi 24 février 2009

Star traque (7 /7)


C’est Günter qui prit le volant. La voiture roula environ quarante minutes et s’arrêta devant une maison en bois à la pelouse incroyablement entretenue. La bonne mexicaine qui ouvrit donna du Madame Bacall à Cathy et les introduisit dans une vaste chambre sombre. Sur un lit, un homme, vieux, très maigre, presque réduit à son seul pyjama, semblait être aspiré par le matelas.
- C’est Peter O’Toole, dit Cathy à voix basse.
- Peter O… !
Le vieux ouvrit les yeux, se redressa imperceptiblement et dit :
- Lauren, ma chère amie… vous êtes venue.
- C’est moi, Peter, je suis là. Restez allongé. Comment allez-vous ce soir ?
- Eh bien, je ne sens plus mes jambes… elles ne me font plus souffrir, voyez-vous, c’est déjà ça. Et je ne dors plus mais ne suis pas non plus éveillé. J’ai l’impression d’être ailleurs.
- Reposez-vous, il n’y a que ça. Je suis venu avec un ami à moi, Günter Walberg, un ami allemand qui vous a toujours admiré.
- Admiré… moi ? mais, Lauren… est-ce que ?...
- Ne vous inquiétez pas, il est au courant de tout. Il connaît notre histoire. Il est de notre côté.
- Monsieur O’Toole, intervint Walberg, je suis très honoré de vous rencontrer. J’espère que vous vous remettrez rapidement.
- N’espérez pas, monsieur, n’espérez pas trop. Je vais mourir, je le sais, et je n’en fais pas un drame. Si, Lauren, c’est la vérité, je suis en train de mourir. Je suis très vieux, je sens que la vie me quitte. C’est ainsi.
Walberg hésita un instant. Son regard croisa celui de Cathy et l’interrogea en silence. Oui, il pouvait parler, elle l’avait amené là pour qu’il s’entretienne avec une vraie star, une authentique légende.
- Monsieur, dit-il doucement, puis-je vous poser une question personnelle ?
- Je vous en prie.
- Un autre vous-même est en ce moment dans une villa de Beverly hills et, aux yeux du monde, il est Peter O’Toole. C’est lui qui est l’acteur mondialement connu, et il est en bonne santé. Comment voyez-vous ça ?
- Ha, j’ai beaucoup réfléchi à cette question quand j’ai pris la décision de cette retraite spéciale, comme nous disons entre nous. Ça ne me pose pas de problème. Voyez-vous, comme tous les hommes, j’ai cherché l’amour, j’en ai eu une bonne part mais je n’ai jamais réussi à en être blasé. Pour des millions de gens, Peter O’Toole incarne quelque chose qui n’appartient qu’à lui, et c’est pour ça que les gens m’aiment. A titre personnel, cet amour-là m’a profité. Devenu un vieil homme, je préfère que mon nom continue d’être un vecteur d’admiration et d’amour plutôt que tout ça disparaisse avec moi. L’être humain n’est qu’un corps, vous savez, rien d’autre qu’un corps. Quoi qu’on dise sur l’âme, sur l’esprit ou sur Dieu, le corps comporte tout ce que vous êtes. Il n’y a que nous, les héros modernes, les stars, les symboles, qui possédons autre chose que notre corps, et c’est ce qu’on appelle la gloire. C’est une aura, une valeur si vous voulez, une puissance d’amour qui dépasse notre corps, que des millions de gens entretiennent et renforcent chaque jour. C’est ça, l’immortalité, c’est dépasser son corps.

Il se tut. Le souffle lui manquait pour les grandes déclarations. Il respira faiblement, chacune de ses inspirations marquée par un petit bruit de gorge aigu. Ses yeux de jeune homme avaient l’aspect mort du verre dépoli.
- Quand je me suis fait remplacer par mon double, j’ai fait le choix de disparaître pour que vive Peter O’Toole. Le contrat était très clair sur ce point : je devais redevenir un être anonyme et accepter l’idée d’un enterrement discret quand mon jour serait venu. Et ce jour arrive. Que se passera-t-il ? Mon corps sera enterré discrètement, sans funérailles nationales, sans articles dans la presse, sans show commémoratif à la télévision, mais je continuerai à vivre dans le corps d’un autre. Je préfère ça, Monsieur Walberg, j’ai trop fréquenté la gloire, j’ai trop été habitué à être plus qu’un simple être humain pour préférer disparaître comme eux, alors que j’ai la possibilité de vivre par delà ma mort.
- Mais c’est une survie dans le mensonge, dans la tromperie !
- On se trompe tous. Tout le monde se trompe, et en permanence. On ne fait que mettre sur les autres les images ou les idées qu’on se fait soi-même, en s’efforçant de croire que ça colle. Qui peut dire qu’il ne s’est pas trompé sur la réalité de celui qu’il aime, ou de ceux qu’il admire ? Quand les gens s’aiment et vivent ensemble, ils peuvent vérifier si l’idée qu’ils se faisaient de l’autre est conforme à la réalité, et souvent, après des années ensemble, ils divorcent, n’est-ce pas ? Ils se sont trompé, voilà. Avec nous, les stars, ce n’est pas possible. On ne nous connaît que par ouï-dire, par la presse, par le cinéma, on ne nous voit pas quand nous sommes malades ou quand nous prenons notre bain. Avec nous, les gens peuvent vivre dans l’illusion sans limite… et c’est bien ainsi. Alors que ce soit moi ou un autre qui incarne Peter O’Toole, où est la différence ? Les gens continueront à croire que je suis ceci ou cela, et je le serai pour eux… Que nous demandent-ils, enfin, et pourquoi nous aiment-ils tant ? Parce qu’ils voient en nous ce qu’ils rêvent d’être. On a rêvé être cet aventurier fiévreux et inspiré que j’ai incarné dans Lawrence d’Arabie. On a rêvé être ce que James Dean fut dans la Fureur de Vivre. On a rêvé avoir la vie de Liz Taylor ou de Prince, même si personne n’y arrive. Eh bien, aujourd’hui, les gens continuent de rêver grâce à nous, ils rêvent de vieillir aussi bien que nous, de rester jeune, actif, dans le coup, d’avoir des aventures amoureuses après quatre-vingt dix ans. Ils continuent de nous admirer de ne pas être comme eux.
Je vais mourir seul, monsieur Walberg, et ma tombe ne portera pas mon nom. Personne ne viendra s’y recueillir. Mais on continuera d’aimer ce que j’ai été parce qu’aux yeux de tous, je suis vivant.


*




(Cimetière de Madera, Californie, 9 novembre 2019.)

On vient de mettre en terre le cercueil de Joseph Stanton, mort à 87 ans. Le curé a récité mécaniquement le minimum attendu en ces moments. Il fait un signe de tête aux deux personnes présentes, Maria Fuentès, ancienne domestique du décédé, et Günter Walberg, comme pour leur dire qu’il a terminé son boulot.
Dans les allées voisines passent trois ou quatre personnes, des fleurs en plastique à la main. Le soleil est encore doux à cette heure, et on entend partout le chant des merles. Maria Fuentès serre la main de son voisin puis s’en va, son petit sac au bras. Sa silhouette ronde emboîte le pas de celle, déjà loin, du curé. Walberg lève les yeux au ciel, s’emplit les poumons de cet air frais. Les collines voisines sont encore de vagues formes bleues qui émergent de l’ouate. Walberg reste là, il contemple ce coin perdu et goûte son calme facile. Il lit des noms sur les tombes voisines : Clifford Reynolds, 1947- 1999, Chuck Sacramento, 1952- 2009, Paula Gibson Taner, 1924- 2005. Finalement, se dit-il, nous ne sommes que ça. Tout ce qui reste de la plupart d’entre nous, ce sont deux dates, et un nom. Il dit à haute voix : Günter Walberg, 1957 et … ? Puis il part rejoindre son taxi, emportant avec lui un secret que je n’avais pas le droit de révéler avant sa mort.

Fin.