mardi 20 avril 2010

Baudelaire vous emmerde


Pour ajouter une touche aux justes remarques de l’Amiral, et parce que je partage son ahurissement devant l’effronterie qui consiste à faire de Baudelaire un poète à enseigner dans les collèges, un démocrate cool, voire un type bien, je veux citer un passage d’un texte contenu dans les Fusées, écrit entre 1855 et 1862.

Les très grands écrivains sont souvent, très souvent, de très grands réacs. Ce mot étant très imprécis, il permet à tous, y compris les hypocrites, de ne pas regarder les choses en face et de récupérer la gloire des grands anciens en gommant les aspects qui ruineraient le cousinage imaginaire dont ils essayent de tirer un profit. Qu’un apôtre des droits de l’homme, du féminisme, de la démocratie et des Vélib’ se dise « baudelairien », par exemple, c’est un véritable attentat. De même, si on aime ensemble le socialisme, le suffrage universel et Flaubert, c’est qu’on n’a rien compris à l’un des trois éléments.
Evidemment, l’admiration littéraire n’étant pas d’ordre religieux, il n’est demandé à personne de prendre l’ensemble de l’œuvre d’un écrivain comme un dogme, pour argent comptant, et il est permis de rejeter telle ou telle œuvre d’un artiste qu’on apprécie par ailleurs. Mais concernant Baudelaire, et tant d’autres, puisqu’on a du mal à nier son génie, on s’efforce d’en gommer littéralement les aspects les moins corrects. La mécanique de l’ordre moralisant qui nous déferle dessus est simple : il faut être admiratif des femmes, admiratif du peuple, admiratif du genre humain, suppôt du Bien et de l’hygiène, il faut être utile, tolérant, responsable, à l’écoute, enfin il faut faire en sorte que l’antique notion de sainteté paraisse une perversion antisociale en comparaison de l’existence du premier citoyen moderne venu. Et, bien sûr, il faut aimer la culture. C’est justement cette « culture » qui essaye de récupérer les artistes en les disneylandisant, en les rendant édifiants, en en proposant une version édulcorée aux consommateurs. Une version « de gauche ». Hugolisation générale !

On lit ici ou là que Baudelaire a fait le coup de feu pendant la révolution de 1848, comme s’il avait été un quelconque pré socialiste soucieux du peuple, mais on oublie de préciser ses motivations. Pire, on cherche à oublier qu’en dandy profond, il détestait du peuple non seulement la bourgeoisie (cible commode et traditionnelle) mais aussi le prolétariat (sanctifié bientôt par les luttes et le communisme). Dans le Salon de 1846, il écrit :
« Avez-vous éprouvé, vous tous que la curiosité du flâneur a souvent fourrés dans une émeute, la même joie que moi à voir un gardien du sommeil public, – sergent de ville ou municipal, la véritable armée, – crosser un républicain ? Et comme moi, vous avez dit dans votre cœur: « Crosse, crosse un peu plus fort, crosse encore, municipal de mon cœur; car en ce crossement suprême, je t’adore, et je te juge semblable à Jupiter, le grand justicier. L’homme que tu crosses est un ennemi des roses et des parfums, un fanatique des ustensiles; c’est un ennemi de Watteau, un ennemi de Raphaël, un ennemi acharné du luxe, des beaux-arts et des belles-lettres, iconoclaste juré, bourreau de Vénus et d’Apollon ! Il ne veut plus travailler, humble et anonyme ouvrier, aux roses et aux parfums publics; il veut être libre, l’ignorant, et il est incapable de fonder un atelier de fleurs et de parfumeries nouvelles. Crosse religieusement les omoplates de l’anarchiste ! »

Hé oui, notre poète génial était dur avec le consommateur. La plupart de ceux qui se moquent aujourd’hui des juges qui condamnèrent les Fleurs du mal au nom de la morale publique seraient, je le parie, tous disposés à lui foutre une fatwa citoyenne sur le dos pour ces quelques lignes… On glorifie les provocateurs de plateau télé, on subventionne des rebelles par paquets de douze, mais les temps ont changé: les baudelairiens d'aujourd'hui appellent la jeunesse à se lever pour des couloirs de bus, pour des repas équilibrés et riches en fibres, pour un monde meilleur où chacun a non seulement sa place, mais toute la place. Baudelaire vous emmerde.



Pour en revenir à ma promesse introductive, voici un texte qui m’impressionne. J’y vois une anticipation parfaite de ce que nous vivons aujourd’hui : avilissement des cœurs partout, soumission, avidité, combat de tous contre tous, phobie sécuritaire. Tout ça en quelques lignes, l’air de rien.
Cruauté de Baudelaire qui nous assaisonne à un siècle et demi de distance, et qui avait bien compris le destin de ce qu’il voyait naître sous ses yeux : le massif monde moderne.

"Le monde va finir. (…) Je ne dis pas que le monde sera réduit aux expédient set au désordre bouffon des républiques du Sud-Amérique, - que peut-être même nous retournerons à l’état sauvage, et que nous irons, à travers les ruines herbues de notre civilisation, chercher notre pâture, un fusil à la main. Non ; - car ce sort et ces aventures supposeraient encore une certaine énergie vitale, écho des premiers âges. Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti naturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. De la religion, je crois inutile d’en parler et d’en rechercher les restes, puisque se donner encore la peine de nier Dieu est le seul scandale en pareilles matières. La propriété avait disparu virtuellement avec le croit d’aînesse ; mais le temps viendra où l’humanité, comme un ogre vengeur, arrachera leur dernier morceau à ceux qui croiront avoir hérité légitimement des révolutions. Encore, là ne serait pas le mal suprême.
L’imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres états communautaires, dignes de quelque gloire, s’ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates. Mais ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel, car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie ? – Alors le fils fuira la famille, non pas à dix-huit ans, mais à douze, émancipé par sa précocité gloutonne ; il la fuira, non pas pour chercher des aventures héroïques, non pas pour délivrer une beauté prisonnière dans une tour, non pas pour immortaliser un galetas par de sublimes pensées, mais pour fonder un commerce, pour s’enrichir et pour faire concurrence à son infâme papa, - fondateur et actionnaire d’un journal qui répandra les lumières et qui ferait considérer Le Siècle d’alors comme un suppôt de la superstition. (…) Alors, ce qui ressemblera à la vertu, - que dis-je, - tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. Ton épouse, Ô Bourgeois ! ta chaste moitié dont la légitimité fait pour toi la poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort, ne sera plus que l’idéal parfait de la femme entretenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera dans son berceau, qu’elle se vend un million. Et toi-même, Ô Bourgeois, - moins poète encore que tu n’es aujourd’hui, - tu n’y trouveras rien à redire ; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses dans l’homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d’autres se délicatisent et s’amoindrissent, et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères !" Fusées -