vendredi 28 mai 2010

Je suis né il y a mille ans.




Je me souviens du choc qu’a représenté pour moi Little big man, le film d’Arthur Penn. J’avais 16 ans, j’étais pensionnaire dans un lycée qui, en ces temps reculés des années 80, n’offrait qu’une seule et unique minuscule télévision aux 150 élèves que nous étions. (Quand j’y repense, je me souviens aussi que cette télévision était installée dans un endroit impossible, qu’on ne pouvait la regarder qu’en allant se chercher une méchante chaise en bois, que rien n’était fait pour nous la rendre attirante et que, de fait, personne ne s’y adonnait. Imagine-t-on encore cela : 150 pensionnaires – dont 95% d’élèves de filières technologiques, ayant d’autres jeux que la télévision ?) En deux ans, je ne m’y suis rendu que deux fois, et toujours plus ou moins par hasard : un concert de Dire Straits et Little big man.

Je ne sais plus ce qui m’a amené devant cette télé, ce soir-là, mais je ressens encore ce qui m’a fait y rester : la puissance du récit, l’humour et la tragédie mêlées, la sensualité hors normes de Faye Dunaway. L’aventure, la vie et l’amour, trois des thèmes essentiels et communs aux chefs d’œuvres. Évidemment, les thèmes en eux-mêmes ne suffisent pas à créer le choc, tout est affaire de style, tout est affaire de forme. La grande fresque énergique de Little big man, le souffle humain qui passe dans chaque scène, la perfection de chaque personnage incarné successivement par Dustin Hoffman et la beauté atroce des massacres accomplis au son des fifres me firent l’impression que je n’avais jamais encore vu de vrai film avant celui-ci. Plus précisément, je n’imaginais pas qu’un film puisse être un récit aussi complet, vivant, séduisant ou terrible, ni qu’il puisse procurer autant de joie. En revoyant périodiquement ce film depuis, je suis toujours saisi par sa fraîcheur. C’est un quadragénaire qui ne fait pas son âge. Quand on pense qu’Arthur Penn fut très influencé par la Nouvelle Vague française, et qu’on voit le méchant coup de vieux qu’elle a rapidement pris, elle…

Ce qui m’étonne toujours, dans des films comparables à celui-là, c’est la perfection totale de tous les éléments en œuvre. Bien sûr, rien n’est jamais laissé au hasard dans un film, et on arrive d’ailleurs souvent à le regretter, le hasard faisant parfois mieux les choses que le réalisateur... Ici, le moindre douzième rôle est parfait, crédible, aussi bon dans ce qu’on lui demande que le premier rôle l’est dans son emploi de star. Comme tout le monde, j’avais été très impressionné par la sagesse bonhomme de « Peau de la vieille hutte », le chef indien aux cheveux blancs, interprété par Chief Dan George. Cet acteur réussit à incarner une figure sympathique de l’Indien, débarrassée de ses clichés d’indomptabilité, de bravoure surhumaine, de résistance à tout, autant de « qualités » qui concourraient à rendre les Indiens inhumains, parce que trop différents du lot habituel des hommes. Par son jeu, il témoigne plus d’une forme de bonté archaïque teintée d’humour et d’un désespoir résolu. Comme le personnage qu’il incarnera plus tard dans Jose Wales Hors-la-loi, de Clint Eastwood, c’est un pauvre vieux survivant totalement dépassé par la brutalité du monde nouveau, qui épouse la solitude parce qu’elle est la seule à encore vouloir de lui.

Contrairement aux fils de la bonne bourgeoisie passés par des écoles de cinéma aux frais pédagogiques époustouflants, Chief Dan George a été successivement bûcheron, puis docker pendant trente ans, pour finir son prestigieux cursus professionnel comme chauffeur de bus scolaire. Ces emplois définissent chez nous le parfait prolo, mais ils n’ont pas empêché Dan George d’être chef de la nation Capilanos (alentours de Vancouver) pendant plus de dix ans. Ce n’est qu’à soixante ans passés qu’il deviendra acteur et que, enrichi par son expérience de la vie, il crèvera l’écran.



En 1975, il rédige une lettre qui fut lue lors d’un congrès sur le développement économique de l’Arctique et l’avenir des sociétés esquimaudes. Cette lettre est bellement intitulée « Je suis né il y a mille ans ».


« Mes très chers amis,

Je suis né il y a mille ans, né dans une culture d'arc et flèches; et dans l'espace d'une demi-vie humaine, je me suis trouvé dans la culture de l'âge atomique, mais d'arc, et flèches à la bombe atomique, il y a une distance plus grande que le voyage vers la Lune.

Je suis né à une époque qui aimait les choses de la nature et leur donnait de beaux noms comme Tessoualouit, au lieu de noms desséchés comme Stanley Park. Je suis né à une époque où les gens aimaient toute la nature et lui parlaient comme si elle avait une âme.

Je me souviens qu'étant très jeune, je remontais l'lndian River avec mon père. Je me le rappelle admirant le soleil qui se levait sur le mont Pé-Né-Né ; il lui chantait sa reconnaissance, comme il le faisait souvent, avec le mot indien " merci " et beaucoup de douceur.

Et puis, du monde, est venu, de plus en plus de monde, comme une vague déferlante, et je me suis soudainement trouvé au milieu du 20e siècle. Je me suis trouvé moi-même et mon peuple flottant à la dérive dans cette nouvelle ère ; nous n'en faisions pas partie, engloutis par sa marée saisissante, comme des captifs tournant en rond dans de petites réserves, dans des lopins de terre, honteux de notre culture que vous tourniez en ridicule, incertains de notre personnalité et de ce vers quoi nous allions.

Pendant quelques brèves années, j'ai connu mon peuple vivant la vieille vie traditionnelle, alors qu'il y avait encore de la dignité. Je les ai connus quand ils avaient une confiance tacite dans leurs familles et qu'ils avaient une certaine notion de ce qu'était le cheminement de leur vie.

Malheureusement, ils vivaient dans l'agonisante énergie d'une culture qui perdait graduellement son élan vital. Nous n'avons pas eu le temps de nous ajuster à la croissance brutale qui nous entourait ; il semble que nous ayons perdu ce que nous avions sans que cela soit remplacé. Nous n’avons pas eu le temps d'aborder le progrès du 20e siècle, petit à petit, ni de le digérer.

Savez-vous ce que c'est que d'être sans pays ? Savez-vous ce que c'est que de vivre dans un cadre laid ? Cela déprime l'homme, car l'homme doit être entouré de la beauté dans laquelle son âme doit grandir.

Savez-vous ce que c'est que de sentir sa race écrasée et d'être acculé à prendre conscience qu'on est un fardeau pour le pays ? Peut-être n'étions-nous pas assez malins pour apporter une participation pleine de signification, mais personne n'avait la patience d'attendre que nous puissions suivre. Nous avons été mis à l'écart parce que nous restions sans réagir et incapables d'apprendre.

A quoi cela ressemble-t-il de n'avoir aucun orgueil de sa propre race, de sa famille, aucun amour-propre, aucune confiance en soi ? Vous ne pouvez pas le savoir parce que vous n'avez jamais tâté cette amertume. Mais je vais vous le dire : on ne fait aucun cas du lendemain, car qu'est-ce que demain ? On est dans une réserve, c'est-à-dire dans une sorte de décharge publique parce qu'on a perdu dans son âme tout sentiment du beau.

Et maintenant, vous me tendez la main... et maintenant, vous me demandez d'aller à vous. « Viens et intègre-toi ! » c'est ce que vous dites. Mais comment venir ? Je suis nu et couvert de honte. Comment venir avec dignité ? Je n'ai pas de présence, je n'ai rien à donner. Qu'appréciez-vous dans ma culture- mon pauvre trésor ? Vous ne faites que le mépriser. Vais-je venir à vous comme un mendiant et tout recevoir de votre main toute-puissante ?

Quoi que je fasse, je dois attendre, trouver des délais, me trouver moi-même, trouver mon trésor, attendre que vous désiriez quelque chose de moi, que vous ayez besoin d'un quelque chose qui est moi. C'est alors que je pourrai dresser la tête, dire à ma femme, à mes enfants : « Ecoutez, ils m'appellent, ils me veulent, je dois y aller. »
Alors, je pourrai changer de trottoir, la tête haute, car j'irai vous parler sur un pied d'égalité. Je ne vous mépriserai pas pour votre paternalisme, mais vous ne me ferez pas l'aumône. Votre aumône, je peux vivre sans elle, mais ma condition humaine, je ne saurais vivre sans elle. Je ne ferai pas de courbettes devant vos aumônes. Je viendrai avec dignité ou je ne viendrai pas du tout. Vous employez le grand mot d' " intégration " dans les écoles. Cela existe-t-il vraiment? Peut-on parler d'intégration avant qu'il y ait l'intégration sociale, celle des cœurs et celle des esprits ? Sans cela, on a juste la présence des corps, les murs sont aussi hauts que les montagnes.

Accompagnez-moi dans la cour de récréation d'une école où l'on prétend que règne l'intégration. Voyez comme son asphalte noire est unie, plate et laide; alors, regardez : c'est l'heure de la récréation, les élèves se précipitent par les portes. Voilà alors deux groupes distincts : ici, des élèves blancs et là-bas, prés de la barrière, des élèves autochtones.

Et puis, regardez encore, la cour noire, unie, ne l'est plus : les montagnes se dressent, les vallées se creusent; un grand vide s'établit entre les deux groupes, le vôtre et le mien, et personne ne semble capable de le franchir.

Attendez, bientôt la cloche va sonner et les élèves vont quitter la cour. Le mélange des élèves se fait dedans parce que dans une classe, il est impossible de trouver un grand vide, les êtres sont devenus petits, rien que de petits êtres; les grands, on n'en veut pas, du moins, pas sous nos yeux. .

Ce que nous voulons ? Nous voulons avant tout être respectés et sentir que notre peuple a sa valeur, avoir les mêmes possibilités de réussir dans l'existence, mais nous ne pouvons pas réussir selon vos conditions, nous élever selon vos normes, nous avons besoin d'une éducation spéciale, d'une aide spécifique pendant les années de formation, des cours spéciaux en anglais, nous avons besoin d'orientation et de conseils, de débouchés équivalents pour nos diplômes, sinon nos étudiants perdront courage et se diront: « A quoi bon ! »

Que personne ne l'oublie: notre peuple a des droits garantis par des promesses et des traités. Nous ne les avons pas demandés et nous ne vous disons pas merci. Car, grand Dieu, le prix que nous les avons payés était exorbitant : c'était notre culture, notre dignité et le respect de nous-mêmes. Nous avons payé, payé, payé jusqu'à en devenir une race blessée, percluse de pauvreté et conquise.

Je sais que dans votre cœur, vous voudriez bien m'aider. Je me demande si vous pouvez faire beaucoup. Eh bien! oui, vous pouvez faire une foule de choses. Chaque fois que vous rencontrerez mes enfants, respectez-les pour ce qu'ils sont : des enfants, des frères. »