mardi 19 juillet 2011

Rendez-nous Mohamed


Avant même ma naissance, des musicologues et des électroniciens travaillant sur les nouveaux instruments de musique, cherchaient à rendre les machines capables d’imiter les sons acoustiques. On rêvait qu’un jour, un synthétiseur pourrait reproduire non seulement le son d’un violon mais aussi celui du frottement de l’archet et, pourquoi pas, le léger bruit que produit le doigt humide quand il quitte trop vite une corde. On s’échinait à mettre en équation le son soufflé d’une note de saxophone, celui plus grêle de la clarinette et la bonhomie du trombone à coulisses. Les crash, les boum, les clings et les fla de la batterie avaient vocation, eux aussi, à finir dans une boîte à rythmes, à la portée d’un enfant de cinq ans. Parmi les plus grands chercheurs de l’époque, parmi les plus radicaux visionnaires de la musique électronique, personne n’aurait imaginé qu’un jour, les êtres humains trouveraient fun d’imiter eux-mêmes, avec la bouche, les sons d’une boîte à rythmes. Personne n’aurait imaginé les chanteurs BeatBox. Depuis les automates de Vhttp://www.blogger.com/img/blank.gifaucanson, l’humanité avait fabriqué des machines reproduisant ce que fait la nature. L’homme moderne trouve plus amusant de reproduire ce que font les machines… Ce n’est plus la nature qu’on prend comme modèle, mais les machines, pourtant conçues à l’origine pour imiter la nature. C’est comme ça, les choses changent…

En matière de noms et prénoms, c’est la même chose : on fait tout à l'envers. Quand nos ancêtres transformaient sans hésiter Buckingham en Bouquinquant, nous trouvons aujourd'hui très normal de prénommer un enfant Lucas (voire Louka !) au lieu de… Luc. Nous préférons l’apatride Matéo au biblique Mathieu, l’incompréhensible Hugo au très médiéval Hugues, nous préférons cette sotte d’Ynès à la sage Agnès, désormais frappée d’obsolescence. Vous voulez que la petite s’appelle Claire ? Au fou ! Elle s’appellera Clara, comme papa ! Les anciens s’affublaient de prénoms français, c'est-à-dire de prénoms venant de n’importe où mais francisés, roulés sous la langue d’ici. Les modernes ajoutent un O ou un A aux prénoms franchouillards, pour les faire sonner sud
Mais ce n’est pas tout. Imaginons un abruti. Il s’appelle Brouchardon, par exemple. Il sort de la Bourgogne comme Ève sortit d’Adam. Pour un peu, il roulerait les R. Mais voilà que Brouchardon se met en tête de fonder foyer avec la fille de Planpane, le gars du Jura, l’étranger. Une fois la chose faite, qui comprendra ce qui pousse le Brouchardon et la Planpane à appeler leur premier enfant Kylian ou Timéo, Maèlys ou Louna, Lilou, Noha, Yanis, Lena ou Rayan ? Qui expliquera les Noam, Ilhan, Titouan, Ilyes, les Maya, les Sofia et les Kenza ? Qui aura la force d’explorer ce gouffre grouillant du Grotesque ? Ça donnera quoi, ça donnera qui, Rayan Brouchardon ? Ça parlera quelle langue, ça se souviendra de quoi ? Et Yanis Planpane, quelle tête de con ça deviendra ?



Dans les années 60, l’industrie du disque naissante nous fourguait des « vedettes » de seconde main, incapables de produire quoi que ce soit d’autre que du plagiat, et encore, du mauvais. Un peu comme aujourd’hui avec les rappeurs, les « artistes » d’alors commençaient par se mettre un masque d’Ailleurs : ils changeaient leur noms. Claude Moine devenait Eddy Mitchell, Richard Btesh se changeait en Richard Anthony, la petite Annie Chancel se transforme en Sheila tandis que le plus drôle de tous, Jean-Philippe Smet, s’incarne en Johnny Hallyday pour l’éternité. Ainsi armés, nos fers de lance adapteront débilement des succès américains souvent pitoyables en se faisant passer pour d’autres. Avec leurs noms en forme de réclame, leurs noms de boissons gazeuses, ils vont se charger de vibrer avec leur époque, c'est-à-dire comme des glands. Comme les costards à la papa, un nom français vous condamnait à la ringardise, tandis qu’un blaze made in engliche faisait de vous un type dans le coup. On a vu ce que ça a donné.
Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les « stars » de mes deux qui se griment le prénom, c’est devenu la règle commune, même pour les gosses d’instits. Les industriels de la musique populaire avaient au moins un but : ils voulaient faire du fric en nous faisant avaler des chansonnettes tombées du camion. Pour que l’arnaque réussisse, il fallait quand même soigner le déguisement, il fallait faire croire à de l’authenticité, fût-ce à grand coup de triche. Ils ont maquillé les noms des chanteurs pour les faire rimer avec les Be-bop-a-lulla et les Da-dou-ron-ron (pour nos plus jeunes lecteurs, précisions que ces titres sont authentiques). Bon. OK ! Mais le petit Kalvin Ramirez, fils de routier et promis quant à lui à une belle carrière de vendeur de slips chez Kiloutou, quelle star est-il censé devenir ? Quel public pour ce noeud ? Et Maèlys Chauffier, qui deviendra coiffeuse et chopera un cancer de la peau à trente-deux berges, que fera-t-elle de ce prénom d’idole ? Cet empaffé de Kenzo Lavalette, fils de pute, petit-fils de collabo et futur DRH lui-même, attend-il des applaudissements chaque fois qu’il se présente ? A quoi riment ces conneries ?



Le constat est cruel, mais il est clair : la France produit désormais des chanteurs de variétés par paquets de dix mille. Dans l’imaginaire collectif, il n’y a pas plus haut. Chacun est affublé dès la naissance d’un prénom qui-fait-pas-français, NRJ-compatible, un prénom de star, prêt à servir, au cas ! Le prochain stade est facile à imaginer : c’est avec un prénom de rappeur clé en main qu’ils naîtront, les enfants : GangstA, DJmalin, RokkoEtnikk ou SoQP2touha- ZboubA\family©…
Les parents, à qui on a fait croire qu’ils sont des artistes, se trouvent bien obligés de faire de temps en temps œuvre de création. N’ayant pas la tête à ça (malgré les exhortations de Jack Lang), ils se rattrapent quand leur naît un petit. Là, leur imagination ne connaît plus de borne, leur furie s’exaspère, leur pouvoir est sans limite (malgré l’article 57 du Code Civil). Ils se lancent dans le choix du prénom comme on franchit le Rubicon. Ils ne respectent ni les règles, ni la tradition, ni les lois de la gravitation universelle : ils s’envolent. Et allons-y pour les Nolan, allons-y pour Aymen, Noa, Bryan ou Bruna ! Chaud, devant ! Et vlan pour Evaëlle ! On fait non seulement table rase du passé, mais on lui bazarde son couffin !

Jusqu’à une date récente, on tenait pour certain que les individus ne naissent pas spontanément et ne surgissent pas du néant. Les noms et les prénoms illustraient bien cette vieille croyance, et on se les transmettait comme on se passe le relais de la vie. Par le prénom, on en arrivait forcément à ressembler à quelqu’un d’avant – abomination qui rebuterait le premier venu aujourd’hui, s’il y avait encore des premiers venus… On donnait aux enfants un prénom qui avait déjà été porté, par hommage et aussi prudence, sans doute, pour éviter de se tromper. Une aïeule s’était appelée Denise, elle n’en était pas morte : ça pouvait aller ! Époques précautionneuses, qui ne sont plus…
Depuis deux siècles, la mode est à l’homme nouveau. Ah, on en a trouvé, des astuces, pour renouveler cette antiquité, l’homme ! A grands coups de révolutions, à grands coups de massacres et de chambres à gaz. Pire : à grands coups d’idées ! Et ça a profusé : l’homme nouveau sera industriel ! Il sera colonial, motorisé, il sera spatial, électronique, socialiste ! Il sera mondial, égal, il sera équitable, rouge, vert ! Il sera éolien ! Il sera consommateur et pacifique, il sera libre et assujetti à la CSG. Mieux : il sera une femme !... Et puis, on s’est rendu compte que ça ne fonctionnait pas : l’homme, plus il est nouveau, plus il est mauvais. Khmer rouge, par exemple, c’était bien nouveau, ça, pas de doute... Mais la rage de nouveauté et le zèle des changeurs de monde ne s’arrêtent pas à ce genre de détail. Sur la lancée des anciennes, les générations nouvelles ne peuvent pas s’empêcher d’entrer dans la tradition de la nouveauté. Hélas, n’ayant plus aucun lien avec l’Histoire, n’ayant que le divertissement pour vision collective et tournant littéralement à vide, nous n’avons plus les moyens de changer le monde, sinon par le fun. Et hop, les prénoms rigolos, venus de nulle part ! L’idée est tellement simple que personne ne l’avait eue : à prénom nouveau, homme nouveau. Une ancienne pub horlogère disait : « vous vous changez, changez de Kelton ». C’était juste pour vendre plusieurs montres, des jaunes, des bleues, des rouges, assorties à tes fringues. C’était pourtant simple, comme slogan, mais certains l’ont pris de travers, ils ont compris « vous changez de Kelton, vous changez ! ». Révélation ! pour devenir un autre, il suffisait de changer de montre ! Et si ça marche pour la montre, ça doit marcher pour les prénoms. Les billets de banque en euros nous ont déjà habitués à leurs illustrations irréelles, des ponts qui ne franchissent rien, des portes virtuelles, une architecture sans vie, sans hommes et sans passé. Les nouveaux prénoms finiront le travail. C’est ainsi que l’homme nouveau (modèle XXIème siècle naissant) s’appelle Noa, qu’il a deux ans et qu’il est mal parti.



Rendez-nous nos Jean ! Rendez-nous nos Gilles, nos Robert, nos Alain, nos Catherine, nos Françoise, nos admirables Françoise ! Rendez-nous nos prénoms normaux, nos prénoms de gens ordinaires, pas artistes, pas chanteurs, pas voyageurs, pas tatoués ! Rendez-nous des prénoms de chauffagiste, de boulanger, de comptable ! Des prénoms de chômeurs ! Rendez-nous nos Jean-Philippe, nos Jean-Marc, nos Martine, putain de bordel de merde ! Rendez-nous nos Mohamed !