lundi 23 juillet 2012

Tatouage contre emploi




« Evitons de sombrer dans l’antinazisme primaire », demandait monsieur Cyclopède il y a quelques années. Hélas, les paroles du sage se perdent dans la fureur combattante du nouveau siècle, et les dénicheurs d’affreux les pourchassent jusque dans les chiottes, où ils se trouvent chez eux.

Devant jouer à Bayreuth le rôle principal du Vaisseau fantôme, de Wagner, un chanteur russe vient de renoncer parce qu’une télévision a révélé qu’il porte une croix gammée tatouée sur le torse. Bigre ! Le petit reportage qui lui est consacré montre en effet le chanteur à tête de tortionnaire sous toutes les coutures, notamment celle de son ancien métier : batteur dans un groupe de heavy metal. Le type se met à la batterie, évidemment torse nu (les musicologues sont formels : le son est meilleur quand le batteur ôte son gilet), et là, horreur, une croix gammée comac apparaît, mal dissimulée sous un tatouage plus affreux encore ! En fait, le nazillon est recouvert d’une collection de trucs moches, des croix mal fichues, des flammes noires, des symboles pour demeurés, des toiles d’araignées, des saloperies fourmillantes. Sur sa main gauche, l’ancien intellectuel a trouvé judicieux d’orner chacun de ses doigts d’un chiffre ; l’ensemble donne une date mystérieuse et qui mérite sûrement qu’on ne l’oublie pas : 1972 ( ?) Il s’est même fait poser une merde sur le côté du crâne, espace de cerveau disponible. On en vient à se demander s’il n’a pas suivi l’exemple du führer desprogien, mais le reportage ne montre rien de l’arrière-cul du Ruskoff…

On trouvera sûrement des gens pour dénoncer le sort fait à ce guignol, et se moquer des chasseurs de faux nazi. On objectera que la jeunesse excuse ceci, explique cela, et que se couvrir de tatouages n’est pas un crime. Pour ma part, je trouve très morale, très méritée et très drôle la mésaventure du métalleux.

Encouragé par un business local qui rapporte, l’infantilisme ambiant refuse de voir que se tatouer la peau n’est pas anodin, et bientôt, au train où vont les conneries, chaque citoyen aura son dragon sur la cuisse, sa ronce sur le mollet, son Spider man entre les omoplates. Chaque boulangère aura sa devise philosophique tatouée sur l’épaule (« connais-toi toi-même », « stand up for your rights », « le changement c’est maintenant »), chaque fraiseur mouliste s’ornera d’une tête de chef indien, chaque chômeur de longue durée aura son arabesque dépassant du cou, chaque poinçonneur des Lilas clamera « BORN FREE » en lettres bleues sur sa poitrine d’insecte. On a beau alerter, on a beau argumenter, on a beau en appeler à la raison, à la prudence, à l’esthétique, rien n’y fait : le tatouage, c’est cool. Qu’un de ces bousilleurs d’épiderme soit rattrapé par son mauvais goût est donc une des meilleures leçons qu’il puisse donner sur son cas.


En matière de tatouage, le tatouage rebelle est la catégorie supérieure, celle qui veut marquer que décidément, le tatoué n’appartient pas au troupeau commun. Le rebelle qui s’estampille comme tel a bien dans l’intention que ça ne s’arrête pas de sitôt. Sinon, pourquoi recourir à une technique aussi radicale ? Je suis un insoumis, je suis un méchant, je suis une mauvaise herbe, je veux que ça se sache, merde, se dit le Che assujetti à l’assurance sociale. Loin de chercher à « faire joli », comme ces connes à fleurs colorées artistement arrangées au creux de leurs reins, le tatoué concerné milite avec sa peau et s’en sert d’étendard. La persistance du tatouage implique que le parti pris le reste éternellement, et que le rebelle ne change pas d’avis. Il ne s’agit pas d’écrire « ni dieu, ni maître » quand on a vingt ans et de se faire ordonner prêtre à quarante. Il ne s’agit pas de se tatouer « resistanza » et de se retrouver, les études finies, spécialiste des RH et des licenciements de masse. Avec ses sentences définitives et ses symboles guerriers, le tatoué militant compte bien que son radicalisme dérange le bourgeois et l’empêche de ronronner tranquilos. Le légionnaire de la chanson s’était fait graver sur le cœur « ici, personne », et il s’y tenait. Hélas, les rebelles modernes ont parfaitement intégré les possibilités sans limite de la société de consommation. Ils peuvent dire je veux tout ! en exigeant à la fois un look à faire détaler les vielles dames ET une vie de famille pépère, des piercings à affoler les ferrailleurs ET une existence réglée par le bio, des fringues paraissant empruntées à des zombies ET un CDI dans une super boîte.
Nous avons même aujourd’hui un batteur russe à svastika qui cherche une place, mine de rien, dans un des plus prestigieux conservatoires du monde…

En cette période estivale, des milliers de benêts profitent du temps pour exhiber enfin le tatouage qu’ils se sont payé pour Noël (un mollet orné d’un révolver, oh ! qui aurait pu croire que l’intérimaire employé à l’expédition du courrier était un tel bad guy ?). L’invraisemblable pantacourt a été inventé pour eux, pour qu’ils puissent montrer leur laideur jambière augmentée de leurs choix ornementaux. Leur déferlement ne connaît ni limite, ni d’obstacle. Tant qu’il reste de l’encre pour s’esquinter le derme, ils persévèreront, fiers d’eux-mêmes, exposant toujours plus crânement ce qu’ils considèrent comme beau, joli, intime ou que sais-je. Qu’un de ces peinturlurés se fasse virer d’une bonne place après une petite polémique offuscatoire, voilà au moins de quoi consoler les minoritaires dans mon genre, qui n’ont qu’une peau pâle et virginale à se mettre.