jeudi 15 août 2013

Education anglaise




Enculé ! Youpin ! Espingot ! Jap ! Nègre ! Bougnoule ! Tantouse ! Tafiole ! Lopette ! Gonzesse ! Nabot ! Débile ! Fillette ! Mongolito : chacun en conviendra, ces mots rappellent les heures les plus malpolies de notre histoire. Ils sont désormais considérés comme « inacceptables » par le club de football de Liverpool, qui en a dressé la liste et peut probablement résilier le contrat d’un salarié en cas d’utilisation (en français, on appelle ça un dérapage). On respire.
Pressés par une moralité publique de plus en plus sourcilleuse, pudibonde, répressive et sûre de son bon droit, les dirigeants du club ont dû pondre un règlement intérieur digne du théâtre comique, et l’afficher à la face du monde. C’est en effet cela qui étonne le plus : la conjonction de la plus grande bouffonnerie et de la plus grande publicité. C’est que la bouffonnerie, au moins quand elle nage dans l’ordre moral, passe désormais pour de la vertu, et ne déclenche plus les rires. Il suffit de lire l’article tiré du Guardian pour s’en rendre compte : aucune distance, aucune ironie, même sous-jacente, aucune retenue dans l’exposition de faits considérés « normaux » et allant de soi…

Pourtant, cette liste-là est harassante de ridicule. Dans sa forme et dans son fond, elle ne peut réjouir que des trous du cul (insulte non répertoriée, donc valide).
D’abord, elle est extrêmement incomplète : si « bougnoule » est illicite, « crouille » peut-il être utilisé sans dommage ? Et « polack », et « rital », et « froggie » ? C’est le problème des listes : elles discriminent ce qu’elles ne contiennent pas. Faire une liste d’insultes prohibées, c’est faire insulte à toutes les autres ! C’est considérer que certaines insultes ne sont pas très insultantes, qu’elles ne blessent qu’à moitié. Ou, peut-être, mais j’ose à peine l’envisager, c’est considérer qu’il est moins grave de traiter un Français de « grenouille » qu’un Juif de « youpin » ? Sans compter les cas, proprement cornéliens, des français-juifs ! Et que dire du footballeur moyen qui se voit traiter de « sale con » ? Quel recours aura-t-il, ce naze, puisque « sale con » n’est pas dans la liste noire ?


Ensuite, elle méconnaît ce qu’est une insulte : par nature, l’insulte, c’est un coup dans ta face. Un coup verbal, un pis-aller, une étape avant l’embrouille. C’est le moyen d’exprimer sa colère au plus faible coût social. Si on commence à adoucir le coup, voire à le retenir, autant ne rien dire du tout et passer, qui sait, directement au bourre-museau. Mais cela aussi est interdit…
Notre époque pousse les gens les uns contre les autres, entasse les masses dans des villes énormes, promeut l’esprit de compétition au rang de devoir sacré, rend chacun concurrent de tout le monde MAIS pénalise la fessée, la gifle, le regard en coin, l’insulte et bientôt la simple pensée de l’insulte. Nous sommes mis sous pression et privés de la moindre soupape. Nous courrons à des rythmes insensés mais on nous supprime alcool et cigarette, consolation et réconfort. Faudra-t-il alors inventer le concept d’insulte qui ne blesse pas ? Et même si, par extraordinaire, on mettait au point des insultes inoffensives, l’insulté ne serait-il pas frustré de ne pas pouvoir à son tour se défendre de l’insulte proférée ? Grave question…

En outre, cette liste prétend circonscrire l’imagination humaine, et limiter le langage dans le domaine où il est le plus inventif : l’insulte. Or, n’importe quel mot peut être utilisé pour devenir une insulte, comme chaque objet peut devenir une arme. Dans les mains d’un psychopathe, qui sait les ravages que peut causer une innocente endive ? Bonne chance aux fabriqueurs de listes…


Enfin, cette liste idiote déplace le principe du blasphème en le renouvelant : il n’est plus interdit d’insulter le sacré, mais on nous oblige à considérer comme sacrés, non susceptibles d’insultes, des groupes de gens qui ne sont pourtant pas sacrés pour un sou. Aucune chance d’ailleurs qu’ils le deviennent jamais aux yeux de quiconque, sauf aux yeux des fils de pute (sans vouloir stigmatiser la nécessaire profession incluse dans cette injure immémoriale). Il s’agit de rendre sacrées certaines catégories de personnes, au point où l’on ne puisse plus se servir de leur nom pour rien désigner de négatif. Traiter un gardien de buts maladroit de « manchot », quelle insulte aux manchots (manchots qu’on devrait d’ailleurs qualifier de « personnes-privées-de-mains-mais-dont-la-dignité-humaine-n’est-pas-amoindrie ») !

Ces connards liverpouliens ne le savent sûrement pas, mais une insulte n’est pas une fantaisie sortie de l’imagination d’un méchant. C'est un marqueur des rapports sociaux. C’est souvent le minoritaire qu’on insulte (c’est moins dangereux que d’insulter le plus grand nombre). On n’imagine pas un Blanc, en plein Ghana, se plaindre qu’il y ait « trop de nègres dans le métro ». Pas plus qu’on n'imagine deux Mexicains se traiter de sales Mexicains : quand votre environnement est saturé de Mexicains, il vous faut trouver autre chose... Pour que votre qualité intrinsèque se transforme en possible insulte, il faut que vous soyez minoritaire, rare, plus ou moins isolé. Pas normal, quoi ! Au pays des albinos, ce sont toujours les bruns aux yeux marron qui passent pour des cons.
L’insulte est pourtant totalement égalitaire, elle est susceptible de tomber sur chacun de nous. Ne croyons pas que seuls les défavorisés y ont droit, et ne confondons pas minoritaire et sans défense : si l’on traite souvent un laideron de « mocheté », on balance aussi bien « bellâtre » au nez du mec bien fichu, on traite les prix Nobel de « crânes d’œuf » et les gens riches et puissants de « vautours ». On se souvient même d’un homme réputé être le plus haut magistrat de France, élu de la Nation, traité « d’enculé » en public, par un simple clampin. Car on a beau être riche, intelligent et beau, on demeure minoritaire (encore plus minoritaire que les simples connards moches et pauvres).

On utilise aussi le minoritaire comme matière même de l’insulte : on traite quelqu’un « d’enculé » parce que les enculés sont quand même peu nombreux. Si être un enculé est partout considéré comme infâme, c’est parce que les enculés sont minoritaires et que leur pratique enculatoire fait exception à l’usage commun. Du temps de Périclès, où le pédé fourmillait, qui aurait eu l’idée de traiter un sodomite moyen « d’enculé » ?


Ceci dit, les minoritaires ont leur revanche et ne sont pas en reste. Ils peuvent eux aussi insulter un type parce qu’ils le trouvent trop commun, trop majoritaire. C’est le cas des « ploucs », des « beaufs », des « paysans », des « Deschiens » et de toutes les variantes du « Bidochon ». Tout le monde peut être injurié, jusqu’au saints eux-mêmes qu’on peut traiter de bigots, d’hystériques, de fanatiques, d’illuminés, d’innocents, ce qui est sans doute préférable à l’ancienne habitude de les jeter aux lions : vertu de l’insulte, messieurs les angliches, qui n’est que de mots !

L’être humain insulte ses semblables autant que ceux qui ne lui ressemblent pas. Il insulte l’étranger comme sa propre mère. Il insulte les connards du passé et les salauds d’après-demain. La seule façon d’échapper à l’insulte potentielle, c’est de ne pas exister aux yeux des insulteurs : avant Christophe Colomb, les associations de vertu ne recensent aucun cas de « sale peau-rouge » proféré par un Européen. Notons toutefois qu’on s’insulte beaucoup plus entre proches voisins (français contre rosbifs, espingouins contre portos, yankee contre greasers, etc.) qu’entre peuples bien séparés : savez-vous comment insulter dignement un Indien, par exemple, un Argentin ou un Finlandais ? Et que dire à un Russe pour l’emmerder ? ruskoff ? Bof…

Dans ce contexte éternel, on doit même considérer ces tentatives de limitation des insultes comme des contresens historiques : puisque la mondialisation nous flanque tous les uns sur les autres, puisque tout le monde est sommé de devenir « proche » des millions d’autres hommes, puisque la Transparence nous enjoint de laisser regarder jusqu’à travers nos slips, puisque personne n’est plus censé vivre séparé du reste de l’humanité, il est logique et surtout prévisible que les insultes se renouvelleront, engendrées par la nécessité de tenir « autrui », cet insupportable connard, à bonne distance.
Le monde sans aspérité dont rêvent les tristes culs, le monde sûr, contrôlé, lisse, doux et rose qui a toujours été l’objectif des âmes sèches, depuis les prohibitionnistes jusqu’aux abolitionneurs de noms d’oiseaux, en passant par les interdiseurs de fessée, n’a aucune chance d’advenir. Nous continuerons à nous traiter d’enculés quel que soit le pouvoir des enculés, parce que « enculé », dans le monde dur que nous habitons, ça a quand même plus de puissance d’assaut que « goujat ».

Quant aux footballeurs de 95 kg surpayés qui se roulent par terre dès qu’on fait mine de les frôler, comment voulez-vous les qualifier autrement que « fillettes » ?

Vive l’insulte, vivent les enculés, vive la France, et merde à Liverpool !