dimanche 6 juillet 2014

Le djihad électrique


Vendredi matin, je suis allé acheter des ampoules électriques. Sans compter le déplacement vers le magasin et le retour chez moi, cela m’a pris une bonne vingtaine de minutes. La rayon des ampoules était si fourni, les modèles étaient si nombreux, les sigles et pictogrammes si complexes, que je restai longtemps stupide devant l’abondance. Plus les minutes passaient, plus le choix à faire devenait compliqué. Me ressaisissant, je demandai l’assistance d’une vendeuse. Celle-ci m’expliqua le topo et répondit de bonne grâce à mes questions. Une vieille dame tenta de s’immiscer dans la conversation. « Des ampoules gros culot de 70 watts, vous avez ? » Aussi sec, je lui fis remarquer que j’étais en train de poser mes propres questions, et qu’il allait lui falloir patienter. Elle s’éloigna, continuant d’engueuler son mari, incapable de trouver l’aiguille de 70 watts dans cette meule de foin (je le comprends).

Les explications de la vendeuse finies, je demandai s’il y avait moyen d’avoir des ampoules normales. Normales ? fit-elle, toutes ces ampoules sont normales ! Des ampoules comme avant, répondis-je, à incandescence (j’ai beau me désintéresser un peu du grave sujet des ampoules, je connais quand même le principe des ampoules à incandescence, n’allez pas imaginer que je sois débile). Elle m’apprit que les ampoules « normales » vivaient leurs derniers instants, qu’elles cesseraient leur existence en 2016, réglementation européenne (ou pire) oblige. Vous en avez donc ? risquai-je. Non, elle n’en avait pas. Un magasin qui devance ainsi la loi, c'est sûrement pour notre bien...

Après vingt minutes, et après avoir eu besoin qu’une gonzesse m’explique l’art et la manière d’acheter des ampoules électriques, je remontai dans ma limousine, mes achats en main. J’étais soulagé d’avoir eu le courage d’acheter mes ampoules ce matin (c’est une des choses que je déteste le plus faire – après acheter des fringues), mais j'étais gêné, sans trop savoir pourquoi. J’ai compris plus tard.

Je suis maintenant devant mon ticket. Mes cinq ampoules m’ont coûté 39,07 euros. Tout en bas du ticket, un ligne discrète m’indique ce prix en francs : 259 francs (aux plus jeunes générations et aux collabos ayant oublié jusqu’à la valeur des francs, je précise que 259 francs représente une somme énorme). Je suis là, frappé d’hébétude, incapable de comprendre comment on a pu en arriver là. Que s'est-il passé, comment m’a-t-on habitué à me faire enculer de la sorte sans réagir ? Par quelle fatalité l’homme que j’étais s’est-il transformé en connard payant cinq ampoules 259 francs sans même penser à sortir un flingue et buter à tout va ? Comment est-il possible qu’un peuple qui, il y a deux siècles encore, coupait la tête des rois, accepte de payer 259 francs ce qui, quinze ans pus tôt, coûtait 12 francs ?


Mes ampoules sont installées, elles ne me donnent pas de la lumière, elles me la font chèrement payer. Quand l’une d’entre elles claquera, le souvenir de cette humiliation fera peut-être naître en moi une rage meurtrière incontrôlable. Peut-être deviendrai-je à mon tour, rendu fou par le sort qu’on nous fait, un candidat au djihad, le seul djihad authentique, le vrai : le djihad électrique ?