samedi 28 février 2015

La discrimination bien sûr


A l’école, quand j’étais petit, on nous parlait de la propagande en l’illustrant de façon très simple : c’était un type en uniforme qui présentait le journal télévisé en Allemagne de l’est ou en Chine, en Argentine ou en URSS. Ou alors, c’était de grandes affiches colorées vantant la production de blé, d’acier ou de riz, montrant des foules hilares sous le patronage quasi divin d’une Autorité ventrue, bonhomme ou virile, mais bel et bien supérieure. Au sens littéral, un enfant de cinq ans pouvait comprendre l’arnaque. Je me souviens qu’à l’époque, on se demandait comment les gens pouvaient arriver à vivre dans ces pays-là. Croyaient-ils ce qui, de manière évidente, était une litanie de mensonges ?
En grandissant, je me suis rendu compte de l’avantage, pour le peuple lui-même, de ce type de régimes et de la propagande qui va avec : ces ficelles-là se voient, et elles se voient bien. Après l’enfance et l’adolescence, un individu à peu près normal ne peut donc pas manquer de comprendre que la propagande lui bourre le mou, elle n’est pas assez sournoise pour cela, elle n’est même pas conçue pour cela. Tout bien considéré, c’est probablement l’avantage principal que cet individu a sur nous autres, enfants de la communication.



Ainsi, la propagande se voit, se remarque, s’identifie facilement (même avec une intelligence déficiente), tandis que la communication est diffuse, dissimulée, sympa, et semble faite pour nous distraire. C’est ce qu’elle fait d’ailleurs à la perfection, nous distraire, et détourner notre attention d’abord d’elle-même. Sa séduction ne nous incite surtout pas à nous demander ce qu’elle cache. Lire ou relire le Capitalisme de la séduction, de Michel Clouscard…

D’un point de vue darwinien, il est fort logique d’ailleurs que la communication libérale ait finalement supplanté presque partout sa vieille devancière : moins repérable, moins évidente, elle survit plus aisément. Comme ces soldats dont la figure est peinte en vert, dont les habits n’offrent pas de surfaces lisses, elle est camouflée et garde tout son pouvoir de nuisance pendant qu’on se promène sans se méfier.

D’ailleurs, comme la propagande, la communication ne manque pas de zélateurs, de relais prompts à en diffuser les mécanismes à leur niveau, aussi infime soit-il. Le 4 février dernier, 17h30, je prends en route une émission de France culture qui traite des clubs, en l’occurrence le Club du XXIème siècle. Ils interrogent des membres. L'un d'eux nous dit qu'il s'y sent bien bla-bla, et nous détaille son enfance (lire à partir de 42.35). Avez-vous connu la discrimination, demande la journaliste ? Oui, bien sûr, bien sûr ! répond-il. Et il illustre cette évidence par le récit suivant. Je suis né au Laos (il parle sans le moindre accent, et dans un français de bon niveau) mais ma mère était déjà une immigrée puisqu'elle a vécu en Chine. Puis nous sommes venus en France. Nous étions cinq enfants, que ma mère éleva seule. Nous étions pauvres. Quand j'ai fait mes études universitaires en khâgne, j'étais le seul "de couleur", et j'étais le seul boursier. Fin de l'illustration.

Evidemment, la journaliste ne relève pas que le type n'a absolument rien dit pour étayer l'accusation de discrimination qu'il vient de balancer au pays qui lui a pourtant donné une bourse d'étude ! Cet enculé a une bonne situation, il a pu faire des études, il a été aidé pour cela (et j'imagine que sa mère a bénéficié d'allocs toute sa vie, comme ses frères et soeurs), il a un putain de poste dans une bonne boîte, il fréquente le club du XXIème siècle MAIS IL EST UNE VICTIME DE DISCRIMINATION (« oui, bien sûr, bien sûr ») ! Et comme on sait qu'il n'y a pas de victimes sans bourreaux, eh bien les bourreaux, c'est nous, même pas nés au Laos, les Blancs, les Français de naissance, mieux traités que lui par nature, discrimineurs par évidence.
Et ça passe comme une lettre à la poste sur la radio la plus intelligente de France...

C’est ça, la communication. C’est une propagande insidieuse qui ne coûte pas cher à l’Etat, puisqu’elle est faite par les citoyens eux-mêmes (dans l’exemple, c’est une radio publique, certes). Elle ne s’annonce pas, elle agit par engloutissement, elle noie la parole publique, la canalise, lui dicte ses mots. Elle répète des idées reçues tant et tant de fois qu’elles finissent par faire disparaître la possibilité même qu’on les conteste. La communication, c’est profiter de son pouvoir (ici, avoir un reportage diffusé dans un million de paires d’oreilles) pour rendre la pensée hors-sujet. Celle qui mène l’interview, même involontairement, ne pense même plus à suggérer un bémol à l’affirmation impudente de celui à qui elle donne la parole. Elle a tellement avalé de la discrimination (pas le concept, le slogan) qu’elle ne remarque plus qu’on la met à toutes les sauces.

La propagande est la communication des régimes oppressifs ; la communication, c’est l’inverse, c’est la propagande des régimes libéraux. La différence essentielle entre ces deux systèmes, en dehors de l’esthétique, c’est que la propagande vit sous la main de l’Etat, tandis que la communication est l’affaire de tous les citoyens, qui s’auto embourbent avec un zèle qui eût étonné les siècles révolutionnaires. C’est ici que se situe l’aspect le plus douloureux de l’affaire : libéralisme politique et alphabétisation ne concourent pas, comme on en faisait le pari, à forger un monde libre ou des individus libres (c’est-à-dire un chouia lucides) se gouvernent eux-mêmes. Ils font prospérer au contraire des imbéciles tellement satisfaits qu’ils participent, la conscience claire, à leur propre abrutissement. Quand ils ne sombrent pas dans le loisir de masse et le jeu télévisé, ils balbutient de pauvres phrases partout colportées, ils « s’engagent » dans de pitoyables croisades pour faire semblant de ne pas être, comme les autres, de gros beaufs entièrement consacrés à la consommation. La communication remplace partout le jugement personnel, le scrupule, l’honnêteté, le risque intellectuel, la précision de la langue et celle des idées. Elle y substitue le lieu commun, la « conviction » politiquement correcte, la notion pré mâchée et le combat gagné d’avance. Elle consacre surtout cet air de nullité radicale qui touche désormais toute expression publique. Parler, s’exprimer, ne semble plus fait pour développer quoi que ce soit de personnel, même des erreurs, mais pour signifier au groupe qu’on a bien assimilé sa leçon de morale, qu’on a en quelque sorte gagné le droit de remuer ses lèvres en public. Ce qui en sort ? un jargon, un sabir préfabriqué en usine, un baragouin qu’avec d’autres moyens, mais pour des raisons en tous points semblables, les régimes dictatoriaux cherchèrent à répandre. En définitive, l’ordre règne, et c’est sans doute ce qui importe le plus.