vendredi 22 mai 2015

Le futur est parmi nous



C’est un exercice délicat que de faire la chronique d’un livre écrit par son voisin de palier, par un membre de sa famille, par son épouse ou par un type qu’on a croisé vingt fois aux conférences de rédaction du CGB. On risque de ne pas dire tout ce qui mériterait d’être dit, et on encourt l’accusation de partialité. Le second reproche ne peut toutefois pas m’être appliqué puisque partial, je le suis en permanence, sur tous les sujets, et avec tout le monde. Quant au risque de ne pas dire l’entière vérité sur le travail de Sixte, il existe bel et bien : je lui ai en effet promis, un soir de bonté, de ne pas révéler le nom de l’obscur auteur chez qui il pompe non seulement ses idées, mais aussi le style si particulier qui fait sa renommée chez les amateurs de styles particuliers. Voudrais-je briser cette solennelle promesse que je ne le pourrais pas : il me tient par des secrets fiscaux sur lesquels, lecteur, tu m’excuseras de faire silence.

Bref, je vais donc vanter ici les mérites d’un livre « maison », Restriction durable (et autres scènes de la vie future), écrit par un certain Sixte (de son vrai nom : Xix) et qu’on peut se procurer pour le prix d’un gros paquet de clopes. Notons qu’à la différence de celles-ci, Restriction durable ne vous foutra pas le cancer, ne vous pourrira pas les chicots, ne décimera pas votre entourage et ne ramollira pas votre quiquette. Dans ces conditions, pourquoi hésiter, je vous le demande.



La qualité principale de Restriction durable, c’est qu’il n’en a pas, de qualité principale. Il a des qualités égales, bien définies, bien rangées et toutes aussi principales les unes que les autres. C’est sa grande différence avec un tennisman français, par exemple, qui lui n’est jamais fichu d’être bon en coup droit ET en revers, sur terrain lourd ET sur gazon. Il existerait un Roland-Garros de l’essai de critique sociale, croyez-moi, Sixte serait en finale.

Ses lecteurs habituels l’ont remarqué, Sixte a le génie rare du coup d’œil. Il voit, remarque et distingue le petit fait invisible à nous, nous le présente sur un plateau en lui donnant un sens qu’on est bien forcés d’admettre. Il relie entre elles des micros broutilles, et sous sa plume, elles deviennent un courant, une tendance, une aventure, que dis-je ? une péninsule ! C’est ce coup d’œil, cette attention aux courants faibles (il vient d’une vieille famille d’électriciens, est-ce lié ?) qui fait naître des chapitres aux noms si étranges : « l’union nomade », « le prostituariat », « l’Ego Stock Exchange ». Dans Restriction durable, il procède par petits chapitres, ramassés et fermes comme des cuisses adolescentes : pas de gras ! Courts chapitres formant ensemble le portrait d’un monde à peine futur, à mi-chemin entre l’utopie et le néant. Pour envisager ce que nous réserve le futur, pourrait-il dire, n’oublions pas de tenir le présent à l’œil. Et, sans forcer le trait, sans outrance, à la façon d’un spectateur immobile maître de ses passions, il déroule le fil de la modernité, en précise les contours, en prolonge les symptômes. « Toute science-fiction est inutile quand on a l’utopie pour paysage ». La thèse est contenue toute entière dans cette formule.

Et il tient sa promesse : comme toute science-fiction est inutile, il laisse simplement aller la plume où le courant la porte « naturellement », pour peu qu’on sache observer et voir. Ce monde de restriction durable (au singulier), c’est un monde où l’homme s’amenuise, où il ne se fait pas humble, mais s’efface. Il ne s’assagit pas, il redevient la brindille qu’il est, balloté par les forces de l’argent, de la technologie, de la précarité et du Nombre. Après les promesses d’émancipation, de bonheur, voire de toute puissance, viennent les réalités d’un monde où des milliards de monades ne peuvent même plus faire semblant de compter pour quiconque. Stade ultime de la consommation : l’individu devient lui-même non pas une marchandise, mais une fourniture pour la machine sociale, et se félicite bien de l’être. Ce changement radical se fait sous le patronage totalisant de la plus haute modernité, sous des couleurs fun, souples, pratiques et évidemment sympa. L’avantage, pour nous qui vivons ici et maintenant, c’est que le phénomène se déroule sous nos yeux et qu’en quelque sorte, nous en inaugurons le triomphe. Celui-ci est fait parfois de toutes petites choses : « Dans le futur, la dimension de service, qui jusque-là était induite, incluse, et naturellement associée à une prestation, a été décorrélée, mise à plat et passée à la moulinette d’une ingénierie de services. L’esprit commerçant et le savoir-vivre attaché aux affaires ont été remplacés par une machinerie rigoureuse, juridique, administrative, qui a prévu la multitude de situations qui pouvaient advenir et qui s’assure que rien ne se fait qui ne soit stipulé dans les lignes des contrats et des garanties. Le client est roi, en somme, mais son royaume a des bornes marquées, définies unilatéralement par l’entreprise, et sa couronne est faite d’astérisques qui renvoient au paragraphe en bas de page… ». L’homme, ici, n’est plus que le dindon d’une farce qu’il imagine faite pour lui plaire. Si ses intérêts lui paraissent « défendus », c’est qu’il a perdu la mémoire de ce qu’ils furent dans le passé. « Dans le futur, conclut-il, il faut se rendre dans des pays moins développés pour trouver des gens qui vous regardent et vous considèrent, et vous offrent sans même s’en rendre compte, et sans supplément, ce qu’on appelle dans le futur un service trois étoiles ». Ce futur dérisoire, ce futur au rabais, est évidemment notre présent.

Sixte ne sonne pas la charge contre la modernité, il n’use ni d’armes bruyantes ni d’un lyrisme déclamatoire : il expose calmement les phénomènes et les laisse d’eux-mêmes produire leurs fruits blets. Ce monde-programme est contrôlé par les peine-à-jouir de l’hygiénisme et mis en scène par la canaille publicitaire. En toute logique, l’Argent ne règne même plus en maître, il a remplacé les âmes. Dans cette production, tout y est plus petit, tout y sent l’hors-sol, tout semble avoir perdu jusqu’au souvenir de la spontanéité. La superstructure se renforce dans la mesure où l’individu s’aplatit. On est passé du "rien ne dure" au "rien n'existe". Précarité des situations, isolement des corps, hypertrophie du matérialisme et trivialité de l’esprit, ce monde futur, contrairement à ce qu’il claironne, semble un bémol épuisé du nôtre.

Filtrant partout à travers les lignes, l’humour est là, discret et sous-jacent comme une menace : la menace de l’éclat de rire ruinant le sérieux de l’édifice. Ce futur semble d'ailleurs conçu pour se passer d’humour : quand toute possibilité d’erreur sera annihilée, quand les situations seront supposées « sous contrôle » ou quand le rationalisme aura fait disparaître l’aptitude à reconnaître tout grotesque, l’ironie deviendra une forme de perversion inacceptable, à moins bien sûr qu’on en transforme la puissance en un flux calibré, convenu, générant quelque profit. Un futur assez proche, en somme.


Sixte. Restriction durable, et autres scènes de la vie future. Préface de Patrick Baud.