dimanche 14 octobre 2018

Nah'din Lyon


Depuis qu’il existe, le touriste est objet de moqueries. C’est comme ça, c’est un fait universel, parfaitement justifié, que nul ne pense à discuter. Il semble né pour deux choses : payer plus cher dans les restaurants et recevoir des moqueries dans le dos. C’est ce qu’on appelle un couillon. Mais la meilleure moquerie, la plus sincère, la plus mordante même ne remplacera jamais la critique ni le mépris. Cette semaine, l’actualité lyonnaise nous donne l’occasion de détester (encore plus) les touristes : raison suffisante pour ne pas se faire prier.




Le touriste peut se trouver dans deux types de situations.
1) Il s’ébat dans un lieu disons neutre (une plage, une montagne, une île déserte) : c’est son nombre qui produit la nuisance. Trois types qui se bronzent sur une plage ne font pas disparaître la plage. Cent mille types, si : sous les serviettes. Idem pour les silhouettes bariolées qui encombrent l’espace gigantesque de la montagne : elles la polluent autant par leur nombre, par leur esthétique de supermarché, que par l’absolue inutilité de leurs agissements. Descendre et monter, faire des glissades, des roulades, des sauts, ça devrait être réservé à l’école maternelle.

2) Il visite un site, un bâtiment, une ville, un musée, une connerie quelconque : là, c’est son inculture manifeste, amplifiée par l’incongruité de sa tenue, qui fait scandale. Plus encore que sa personne multipliée. Il n’a pas besoin de déferler en troupeaux serrés, il peut dénaturer les lieux tout seul, leur ôter tout charme par son unique présence. Imaginez: vous êtes assis sous les arbres plusieurs fois centenaires d’un jardin de ville créé sous le triple patronage du silence, de la douceur et de l’harmonie (le jardin du palais St Pierre, à Lyon, par exemple). Soudain, deux cons en short font passer leurs gros culs sous votre œil, dégoisant un baragouin d’importation dont vous ne comprenez heureusement rien, et se selfisent à tour de bras en exhibant des mâchoires à fast-food : silence, douceur et harmonie s’anéantissent immédiatement, rendant le lieu aussi inhospitalier qu’un centre culturel de ville moyenne. La simple présence des fâcheux, renforcée par leur accoutrement et leur attitude, vide le site de ce qu’on était justement venu y trouver. Par une ironie qu’un touriste ne peut comprendre, sa présence lui ôte ce que lui aussi, suivant les conseils d’un Guide quelconque, était censé venir photographier. On s’est longtemps demandé comment la physique quantique avait déterminé que l’observation modifie l’objet observé. C’est simple, il suffit de transposer ce qui se passe avec le tourisme ! Temps 1 : on vante le calme, la beauté, la grâce d’un lieu quelconque. Temps 2 : séduits par la description, des gens se mettent en branle et viennent visiter le petit paradis. Temps 3 : investi par des centaines de visiteurs en pantacourt, le paradis se transmute aussitôt en une grotesque parodie, sorte de parc à thème en terrain ouvert. La visite d’un lieu modifie le lieu visité, CQFD.


Si les lignes qui précèdent renferment un peu de vérité, que doit-on penser d’un touriste d’un genre nouveau, qui cumule les deux nuisances ? Affreux + innombrable ! C’est pourtant ce tourisme-là qui déferlera dans les rues de Lyon le weekend prochain : la NordicWalkin’Lyon. Relisez ça, encore une fois. NordicWalkin’Lyon. C’est laid, c’est imprononçable, c’est ridicule, c’est nouveau. C’est l’ultime avatar du festivisme lyonnais, dans sa version hygiéniste (la pire de toutes, celle dont la bonne conscience est un rempart imprenable). C’est donc une sorte de mot anglais bricolé par des gros tocards au pays de Gérard Colomb, puisqu’il est désormais établi que toute nouveauté doit mépriser le français. Il s’agit, pour une foule de cons qu’on espère la plus large possible, de « visiter » des lieux lyonnais choisis pour leur beauté, mais de les visiter en foule, en tenue de marcheur sportif, des bâtons de marche en mains. Ce dernier accessoire est finalement le plus important, c’est le seul aspect réellement nouveau censé apporter quelque chose (mais quoi ?) à l’affaire. Aller toujours plus vite d’un site à l’autre ? Limiter la fatigue des marcheurs en fatigant les oreilles et les yeux du reste de la population ? Mystère. Les penseurs de cette atrocité proposent donc d’allier la pratique de la marche dite nordique (une marche ordinaire, avec les deux pieds, mais augmentée, valorisée, optimisée par l’adjonction de bâtons, comme au ski) à celle du tourisme habituel. Et, bien sûr, tous ensemble au même moment. Pourquoi les promoteurs de manifestations touristiques ne jurent-ils toujours que par le nombre ? Que recherchent-ils, avec cette frénésie déferlatoire ? Pensent-ils réellement qu’une activité quelconque prend magiquement de la valeur quand elle est pratiquée par cent mille blaireaux en même temps ? Ne voient-ils pas les problèmes qu’engendre partout le tourisme quand il est massif ? Que leur faut-il de plus pour comprendre que toute activité pratiquée par une foule se transforme en irrémédiable fléau ?

Il n’a fallu que quelques années pour éradiquer l’ancienne tradition lyonnaise des illuminations du 8 décembre et pour la remplacer par une foirade de taille internationale nommée « fêtes des lumières », qui attire dans les rues de Lyon plusieurs millions de bipèdes qui seraient plus à leur place chez eux. A présent, au moyen d’une invasion d’abrutis à qui il faut des bâtons pour parcourir la ville, on va chasser les badauds des lieux qui sont les leurs, on va vider les églises des petites vieilles qui n’ont plus que ça, on va emmerder les promeneurs qui n’aspirent qu’à vivre doucement.