samedi 3 novembre 2018

Jean-Louis Barrault parle aux enfants


Si vous vivez en France depuis au moins dix ans, vous ne pouvez pas ignorer les injonctions médiatico éducativo publicitaires dominantes. Celles-ci se résument finalement à peu de chose, quelques principes déguisés en slogans, si ce n’est l’inverse : sortez des sentiers battus, soyez vous-même, soyez ouvert, et bla bla, et bla bla. Ce type d’attitude s’entend dans un monde où quelques principes ne se discutent plus : l’ouverture est positive tandis que la fermeture ne l’est pas ; l’altérité est un bien, l’identité ne l’est pas ; ce qui vient de loin est toujours mieux que ce qui pousse ici ; l’inhabituel l’emporte sur la routine, le spontané sur le pondéré, ce qui est mouvant sur le statique. Dans cette collection de clichés pour classes de CM2, je propose aujourd’hui d’expérimenter de l’inhabituel, de tâter de l’altérité radicale, de faire bouger les lignes de la routine quotidienne. Oui, avec cette vidéo de 10 minutes, j’avoue céder aux injonctions modernistes : vous y verrez ce qu’on ne voit plus, y entendrez une langue exotique, y devinerez une culture qui n’a aucun rapport avec la nôtre. Vous en sortirez, nom de Dieu, des sentiers battus ! Vous voulez du dépaysement ? En voici.



Au sortir de la guerre, dans le but hautement louable de moderniser l’enseignement scolaire, fut créée la Radio-Télévision scolaire (RTS). Ce service produisit ce qu’on appelle aujourd’hui des « contenus » et les diffusa pendant des décennies sur les ondes de l’ORTF (la seule télé de l’époque), dont il est convenu de se moquer, de nos jours, quand on est un esprit libre. Jusqu’à la fin des années 1990, la RTS produisit des milliers d’heures de programmes à destination des classes élémentaires, primaires et secondaires, programmes diffusés donc à la télé et représentant même 20% de toutes ses diffusions ! Evidemment, quiconque possédant un téléviseur pouvait regarder les programmes de la RTS, mais il faut bien retenir que ceux-ci étaient conçus pour l’édification des écoliers.

En revoyant ces programmes, nous retrouvons non seulement l’ancienne conception de ce qui constituait le savoir mais aussi, à travers elle, le régime auquel les écoliers des années 1950 – 1980 furent soumis. Nous y constatons qu’au contraire des efforts de simplification et de « mise à portée des plus fragiles » où nous embourbons désormais nos gosses, les gens de 1964 trouvaient plus intelligent de parler savamment de choses subtiles (et inversement) et de montrer aux jeunes un exemple que, cinquante ans plus tard, d’aucuns jugeraient écrasant. Il faut croire que les enfants d’alors étaient autrement solides que nos adolescents d’1,90m chaussant du 48 et mangeant comme quatre.

En abolissant la distance qui nous sépare de leur époque, ces vieux films confortent l’impression plus ou moins diffuse de notre décadence éducative, et éclairent le phénomène d’une façon directe. Nous avons tous fait cette expérience : en voyant un vieux « radio-trottoir » des années 1960, nous y remarquons que les gens « ne parlent pas comme aujourd’hui ». Au-delà de quelques expressions devenues désuètes, en tendant un peu l’oreille, nous nous apercevons qu’ils disposent d’un vocabulaire choisi, d’une syntaxe parfaite, et souvent, qu’ils s’expriment sans hésitation, d’un flux très maîtrisé. Nous sommes souvent étonnés d’entendre comment un boulanger s’exprimait, comme une femme au foyer pouvait parler d’une façon pertinente de ce qu’elle connaissait. Les remarques et les réflexions ne volaient pas toujours bien haut, certes, mais au moins leur expression était parfaite, dénotant une éducation aux fondations solides. C’est cela qui s’est manifestement perdu, qui saute aux oreilles quand on fréquente un peu des jeunes de 2018 : on a beau avoir de l’indulgence pour le genre humain, on a l’impression qu’on n’a jamais été aussi con qu’aujourd’hui. Le vocabulaire est famélique et la syntaxe s’est volatilisée. De là la torpeur intellectuelle qui englue invinciblement chacune de leurs interventions. Couplée avec une prétention à se mêler de tout, reflet de l’influence médiatique et des injonctions citoyennes, cette nullité prêterait à sourire si ses conséquences n’étaient pas si graves : quand un individu ne maîtrise pas sa langue, il est tout préparé pour une carrière de cocu social.

Dans cette courte interview, Jean-Louis Barrault parle de Phèdre, tragédie de Racine qui fut écrite pour être interprétée sur scène, comme toute pièce de théâtre doit l’être. C’est la leçon d’un maître, qui nous révèle la structure sous-jacente d’une grande œuvre et sa propre conception de son interprétation. Barrault fut choisi non pas parce qu’il savait parler aux jeunes, non pas parce qu’il était cool et à leur portée, mais tout simplement parce qu’il était capable. Cette leçon lumineuse vaut déjà beaucoup par elle-même. Mais surtout, elle témoigne de la considération pour les écoliers, du temps où on ne les prenait pas encore pour des débiles. Ces temps ne sont plus : malgré toutes les protestations d’amour que nos pédagogistes font aux jeunes, si les exigences éducatives modernes sont tombées aussi bas, c’est que plus personne n’est prêt à parier qu’ils soient capables de s’élever à ce niveau-là.