samedi 26 décembre 2009

Le vingtième siècle finissait


Dans l’éventail immense de ce qui rend la vie moderne désespérément bidon, rien n’égale la musique dite R&B, sinon cette néo soul qui permet aux Alicia Keys, Eryka Badu et autre Amy Winehouse d’exister en en faisant des tonnes. Aussi habiles dans l’art d’imiter que leurs aînés le furent dans l’art de créer, ces donzelles sexy font bander le bourgeois dans des clips fabriqués en série, calibrés comme des tomates d’Espagne. C’est que le sensuel rapporte, même lorsqu’il ne l’est plus du tout.
Aux antipodes de cette soupe calquée, mais aussi à son origine, la musique soul est une sorte de nébuleuse féconde qui va de Ray Charles à Stevie Wonder, en passant par Bobby Womack, Isaak Hayes, Otis Redding, Marvin Gaye, Donny Hathaway ou celui dont je veux évoquer le nom aujourd’hui, mon préféré de tous : Curtis Mayfield (j’ai bien conscience qu’il est scabreux de préférer un nom parmi ceux-là, sans compter tous ceux qui ne sont pas cités, mais c’est moi qui écrit cet article, je fais ce que je veux).



Il y a deux grandes catégories de chanteurs soul : les hyper virils et les autres. Dans la première catégorie, nous trouvons le roi absolu de la bite d’acier, Otis Reddind, suivi par le terrible Wilson Pickett (qui n’a jamais rêvé de pouvoir chanter comme lui, tas de lavettes, et d’être capable de transformer une chanson pour enfant (Hey Jude) en authentique piège à nanas ? Ha, qui sait ce que Wilson aurait pu faire de Petit papa Noël ?…). Dans l’autre catégorie, que nous appellerons celle des séducteurs, Marvin Gaye est un must, encore qu’il plaise surtout aux femmes, ce qui rend un soul seducer suspect à mes yeux, mais j’me comprends… (oui, si on ne rend pas absolument dingues les mecs aussi, on peut être considéré comme un séducteur de modèle courant, pas comme un séducteur soul). Ça n’engage que moi, mais dans ce rôle, je préfère encore Curtis Mayfield, à la fois parce qu’il n’est pas particulièrement aidé par son physique, contrairement à Marvin, et surtout parce que sa production musicale me semble encore plus fantastique, et son charme plus durable.
A la différence d’un Stevie Wonder, qui est le plus grand mélodiste de tous, Curtis Mayfield est l’homme de la transe, une transe contenue, élégante, sexy sans jamais être brutale. Son chant glisse, félin, à travers son œuvre, sans se résumer à une ornementation de plus pour faire danser les fans. Car sous le feutré du timbre, il a toujours su affirmer des engagements politiques, à l’époque où il ne s’agissait pas seulement de défendre le climat, les animaux ou les fonds sous-marins. Après le renouveau des protest songs au début des années 60, ce sont des chanteurs noirs qui accompagnent le mouvement des droits civiques par des chansons illustrant la « fierté Noire », comme James Brown ou Marvin Gaye. Avec deux styles bien différents, je rapprocherais pourtant Curtis Mayfield de Gil Scott-Heron pour leur utilisation du style parlé dans leurs chansons, qui ont influencé de manière décisive ce qui allait devenir le rap. Même si Mayfield est plus sensuel et quasi féminin, sa façon de tenir un chant tendu et presque obsessionnel sur une rythmique lancinante reste une des caractéristiques du récitatif rap actuel. En mieux, évidemment.
A celui qui veut découvrir cet homme, je ne saurais trop conseiller de commencer par le début, enfin le début de son travail personnel (il a travaillé dès les années 60 dans les Impressions de Jerry Butler et a pondu quelques tubes), c'est-à-dire l’album Curtis (1970) et tous ceux qui suivent sans exception, au moins jusque à Something to believe in, en 1980. A raison d’un ou deux albums par an, ça fait un petit programme envoûtant que j’aimerais bien avoir encore à découvrir…
Curtis Mayfield est mort il y a dix ans aujourd’hui. Je me souviens parfaitement de la tristesse qui m’est tombé dessus ce jour-là, comme si sa mort signifiait qu’on ne pourrait plus l’écouter. Erreur, bien sûr, astuce du sentiment qui nous masque la réalité. A moins d'une semaine de l'an 2000, j'ai eu clairement le sentiment que le vingtième siècle finissait. Je savais pourtant bien que Mayfield ne travaillait plus beaucoup et que son œuvre était achevée depuis longtemps, mais il avait été un de ceux qui m’avaient fait découvrir un monde, et à ce titre, je le considérais comme une sorte de parent. Chose encore plus curieuse, et que chacun peut avoir vécue, il faisait partie des gens dont le travail me plaisait totalement, dont chaque chanson me touchait parce que son style, sa personnalité, sa façon d’être, tout simplement, m’allaient droit au cœur. Est-ce que ça signifie que je le comprenais ? Oui, je crois.