mardi 2 août 2011

La vertu salope



Dans un recoin abandonné de Lyon, que des promoteurs ont placé dans leur ligne de mire, des femmes africaines stationnent. Elles sont assises dans des camionnettes blanches, ou elles se tiennent debout, par petits groupes, aux intersections. C’est le morceau de ville qui leur est dévolu, depuis quelque temps, toujours plus loin du centre. A quelque distance de là, l’autoroute, et le périphérique, où il est écrit qu’elles finiront.
Pour entrer en France, l’une d’elles a été soutenue par une association bien connue d’aide aux étrangers. Des gens très gentils, qui lui ont permis de s’y retrouver un peu, de remplir certains papiers dont elle ignorait même l’existence, de rencontrer des professionnels de l’assistance, de faire respecter ses droits. Elle a eu de la chance. Sans eux, elle ne serait pas là, à essayer de s’intégrer en suçant des bites.
Ces femmes africaines sont habillées de façon très « correcte », c'est-à-dire qu’on ne saurait les prendre pour ce qu’elles sont, des putes. En matière de décolleté, elles auraient beaucoup à apprendre des bourgeoises d’ici. Et pour ce qui est de montrer ses cuisses, les shorts de nos collégiennes leur donnent, par comparaison, l’apparence de nonnes. On comprend le métier qu’elles font parce qu’en cet endroit pourri de la ville, personne d’autre qu’elles ne circule, personne n’aurait l’idée de venir se balader. En passant en voiture, le quidam se dit « tiens, des femmes sur le trottoir ? Qu’est-ce qu’elles font là ? Ça doit être des putes ».

Partie de Toronto, ou du diable vauvert,une énième manifestation de « fierté » gagne le monde : la « Marche des salopes ».
Au départ, il s’agit de femmes qui veulent protester contre ceux qui considèrent, quand viol est commis, que la femme « l’a bien cherché », sous prétexte qu’elle s’habille légèrement. Un policier aurait fait cette élégante remarque à une étudiante qui venait porter plainte, déclenchant bien involontairement une vague internationale de manifs.
Pour lutter contre ces connards de mecs, les organisatrices des cortèges n’ont rien trouvé de mieux que de s’habiller comme des putes et de nommer leur mouvement « marche des salopes ». Il n’est pas certain que cette curieuse stratégie fasse avancer leur « cause », mais au moins, on aura parlé d’elles.
On pourrait objecter que si les femmes veulent continuer à porter jupes courtes et forts décolletés, il faut qu’elles s’habituent à ce que les hommes y plongent leurs yeux. On ne peut tout de même pas leur demander de faire comme si de rien n’était ! Mais de là à l’agression sexuelle, il y a un gouffre, qui devrait rester infranchissable. Plaisir des yeux, d’accord, mais pas touche ! Las, comme les hommes dans nos pays ont tendance à devenir de plus en plus cons (en accord avec la délicatesse des mœurs actuelles, le raffiné du langage, le distingué des postures publiques, le soigné des nénettes tatouées et la distinction des bimbos), les femmes en sont maintenant réduites à préciser, par voie de manif, qu’elles ne font pas « open bar »… On a voulu une éducation ouverte, on a voulu en finir avec les névroses d'un autre âge, on a voulu que les enfants s'émancipent de l'autorité, on a voulu que les jeunes rebelles (pléonasme) nourris de rock s’affranchissent des conventions bourgeoises : on y est.

Pour ce qui me concerne, que les femmes s’habillent le plus court possible ferait mon affaire. Je pense que les filles ne sont jamais habillées assez léger, et que si la civilisation court un danger quelconque, ce n’est certainement pas la faute des cuisses féminines. J’irais presque jusqu’à dire qu’on devrait interdire aux filles de moins de trente ans de se couvrir la poitrine. Presque…



La modernité cultive le faux comme le XVIIème siècle produisait du classicisme. Pour se mouvoir dans cette modernité spectaculaire, il est bien connu qu’il faut être un rebelle. C’est même le strict minimum pour ne pas passer à côté de son époque. Mais la rebellitude étant devenue générale, il faut bien trouver des moyens spectaculaires pour se distinguer de la masse… Quand tout le monde est rebelle, il faut un marqueur simple, voyant, qui annonce d’emblée la couleur. Les tatouages et les piercings remplissent souvent cette fonction : je suis libre, connard, c’est écrit sur mon mollet ! Mais Sisyphe est vite rattrapé par le succès des gadgets et, on le constate partout, c’est maintenant une génération entière qui se tatoue la couenne en ricanant contre le conformisme des bourges.
Dans les années 1970, pour se rebeller, les femmes devaient se dire sexuellement libérées, et s’habiller en conséquence. C’était une façon de gifler le monde, de le déranger dans ses habitudes, de faire péter ses carcans paternalistes. OK ! Renoncer au soutif sous la tunique était une forme avancée de provocation, qui n’allait pas sans un certain risque. Quarante ans plus tard, la modernité produit ses effets. Comme une rotative devenue folle, elle reproduit sans limite des exemplaires factices du modèle original. Elle singe les vieilles luttes, elle se trouve si belle en combattante qu’elle veut un combat permanent, mais réclame qu’on ne lui oppose plus d’adversaire. Les nouvelles féministes veulent à la fois porter des « tenues provocantes » mais exigent que la provocation ne produise aucune réaction. Une provocation light, bio, responsable, garantie sans réplique. Forme inédite de combat, il suppose des adversaires bien identifiés : l’un innombrable, l’autre déjà mort.



Le citoyen de notre civilisation marchande avancée rencontre un problème récurent : accepter la différence entre l’image de la vie que l’économie lui propose, via les médias, et la vie elle-même. C’est l’éternel combat entre désir et pouvoir, entre narcissisme et monde physique. Au cinéma, par exemple, Bruce Willis sauve le monde tout en continuant à balancer des vannes imparables. Mais le 11 septembre 2001, 343 pompiers new yorkais ont fait ce qu’ils ont pu, c'est-à-dire pas grand’chose, avant de mourir. Dans les séries télé ou dans les jeux vidéos, d’invraisemblables bimbos courent le monde en faisant des coups pendables (attentats, sauvetages divers, guerre-en-tenant-son-P.M.-d’une-seule-main, arrestations de gros musclés à coups de pied). Mais dans la vie réelle, la plupart des femmes ont du mal à ouvrir une simple boîte de cornichons. Dans les pubs, des quadragénaires superséduisantes font des enfants en continuant de gérer leur service RH et en gardant le ventre plat. Dans la réalité, les DRH quadra superséduisantes ne font pas d’enfant. Dans les clips, des post adolescentes quasi nues font l’amour à la caméra en prenant des poses de journaux gratuits. Dans la vie réelle, les clones de ces beautés maintiennent littéralement la ville en érection en exhibant l’air de rien un sillon fessier qu’un string infime habite. Mais leur existence, assaillie par le désir qu’elles enflamment, n’est plus qu’un long refus narcissique. La jeunette s’habille donc au sens propre comme une star, fut-elle serveuse dans un bar à bobos, pour se payer le seul luxe à sa portée : faire baver les mecs, à qui elle n’adresse même plus un regard. Dans la vie réelle, ces femmes fatales sont au SMIC.



Dans toutes ces images paradoxales, les femmes sont à la fois indépendantes, conquérantes ET réduites à la qualité d’objets sexuels, ce qui est évidemment impossible. Contrairement aux séries télé, la vie réelle n’est pas soumise à un scénario écrit à l’avance, et personne ne saurait promettre que montrer sa poitrine, surtout quand elle est splendide, est sans effet sur la quiétude, bien fragile, des mâles. On en arrive au point commun de TOUS les militants : ce monde n’accueillant pas mon désir immédiatement et sans broncher, il faut changer ce monde. Concernant le point névralgique de la vie, c'est-à-dire le désir sexuel, il y a fort à parier que les manifestations bravaches visant la « prise de conscience » n’y changeront rien.



Dans « Doux, dur et dingue », gentil navet de Clint Eastwood, les bikers bardés de cuir qu’il humilie pourtant régulièrement en sont réduits à manifester contre lui. Ils exhibent des pancartes où l’on peut lire « les méchants, c’est nous ! ». On en arrivera peut-être à ça : les femmes africaines évoquées plus haut, désemparées par l’indifférence des hommes devant leurs tenues trop strictes, pas assez « sexe » en comparaison de ce qui se porte dans les collèges, contraintes d’organiser une Marche des vertus, brandissant banderoles : « Nous, vous pouvez toucher »…