vendredi 16 mai 2014

Le nom maudit de nos pères



Quand ils ne peuvent plus faire l’Histoire, certains peuples font des histoires. C’est le cas des Français. En ce moment, les Français font des histoires avec la commémoration de l’esclavage. Autant l’esclavage ne pose plus de problème (au sens où il n’a plus aucun partisan affirmé de par le monde, sauf dans certains pays d'islam...), autant la question de sa commémoration ne va pas de soi. D’abord, que commémore-t-on ? L’abolition de l’esclavage, ou l’esclavage lui-même ? Se souvient-on de la loi d’abolition ou, par des cérémonies, veut-on qu’on n’oublie pas que l’esclavage a existé ? Les deux. Les autorités veulent qu’on célèbre les deux, et là est le problème. Si l’on fêtait le décret de Victor Schoelcher comme une avancée humaniste remarquable, pourquoi pas ? Un peu comme le 4 août et l’abolition des privilèges. Mais célébrer l’esclavage pour qu’on n’oublie pas qu’il a existé, c’est rendre la souffrance des esclaves totalement exorbitante par rapport à toutes les autres, et on se demande bien au nom de quoi. Pourquoi commémorer l’esclavage et pas les déportations, les villes passées au fil de l’épée, les pestes, les gibets, les conquêtes sanglantes, les populations décimées ? Pourquoi le Commerce triangulaire et pas Holodomor ? C’est de là que viennent, à mon avis, toutes les réticences ; c’est le péché originel de cette initiative boiteuse.



Autre péché originel : nous sommes les seuls à commémorer l’esclavage, c’est-à-dire à rappeler que notre société l’a pratiqué. Or, tous les historiens sont d’accord pour dire que la plupart des sociétés ont été esclavagistes, à un moment ou un autre et sous des formes diverses. Les sociétés de l’Afrique ne font pas exception, mais chaque fois qu’une telle vérité est rappelée dans l’espace public, on distribue allègrement les points Godwin… C’est donc bien qu’il s’agit, en fait, par-delà l’hypocrisie, de désigner des coupables et des victimes, et ces coupables doivent être blancs et occidentaux, et les victimes, noires et africaines. Sitôt qu’on manquera à ce dogme non écrit, sitôt qu’on parlera du marché aux esclaves de Zanzibar, ou des 7000 esclaves napolitains razziés en une seule fois par les musulmans en 1544, on sera accusé d’être un monstre. D’où l’envie irrépressible de dire à tout le monde d’aller se faire enculer, solution qui a l’avantage de la simplicité, et qui témoigne d’une incontestable franchise.

Les occidentaux ne sont pas des anges, pas moins cependant que tous les fils de putes qui peuplent les autres coins du monde. Ils ont été victimes et bourreaux tour à tour, envahis et envahisseurs, oppresseurs et opprimés, selon la grande et unique loi naturelle que les hommes respectent entre eux. Leur seule différence d’avec le reste du monde, en plus du fait qu’ils y ont imposé leur « modèle », c’est qu’ils ont aboli l’esclavage pour de bon. S’inspirant des interdits religieux en leur donnant une portée plus générale, ils ont voté des lois et rendu progressivement l’esclavage partout illégal, chose que les connards du monde entier n’avaient jamais pensé à faire, tout gentils qu’ils sont ! C’est plutôt chouette, non ? Ça devrait rendre les gens fiers, non ? Au lieu de ça, on se bat la couple à qui mieux-mieux, et on est bien les seuls à le faire.

Contrairement à ce qu’on cherche à nous faire avaler, commémorer l’esclavage n’est pas neutre. Si je dis en public que, par exemple, voter socialiste me paraît être le plus sûr moyen d’être un con, tout le monde pensera que je suis de droite. Quoique rien ne l’indique vraiment, débiner la gauche vous range dans le camp de la droite aux yeux de la plupart des gens. Un peu comme un fan des Beatles passait pour détester les Rolling stones, forcément. Avec l’esclavage, c’est le même principe : si on dit que nous commémorons l’esclavage des Noirs, on sera poussé à voir dans chaque Blanc un descendant d’esclavagiste. Et bien sûr, a contrario, chaque Noir aura tendance à se sentir concerné, en tant que descendant de victimes. Comme si tous les Noirs d’Afrique étaient des descendants d’esclaves ! Comme s’il n’y en avait pas un paquet qui descendent d’esclavagistes, et d’autres qui ne descendent de rien du tout ! C’est aussi con et débile que croire que chaque Noir croisé dans la rue sait jouer au basket, ou que chaque Russe est un crack aux échecs. C’est un cliché comme seuls les racistes devraient en être capables ! Si ça c’est pas de l’essentialisation, je demande qu’on m’en montre ! Et ceux qui dénoncent à longueur d’année l’essentialisation n’hésitent pas à s’y vautrer aujourd’hui, parce que cela les arrange. Le Cran, par exemple.

Oui, comme il fallait s’y attendre le Cran cherche des poux dans la tête de descendants avérés d’esclavagistes, en tentant de les taper au porte-monnaie, en fonction d’un principe qu’on croyait frappé d’archaïsme : faire retomber la « faute » des pères sur la tête des fils. Sur le site d’Europe 1 d’où est tirée l’information, il est fait mention de « crimes vieux de deux siècles ». On croit rêver : il y a deux siècles, l’esclavage était légal, les esclavagistes n’étaient nullement des criminels. En parler comme des criminels, c’est tout simplement réviser l’Histoire, là, sous nos yeux. C’est rendre rétroactive de deux siècles une loi, excusez du peu ! C’est comme si on traitait de criminels les prêtres qui pratiquaient jadis les sacrifices humains, au nom de notre sensibilité moderne effarouchée. Et si le Cran a le cran de demander des réparations pour des faits qui n’étaient pas illégaux à leur époque, c’est au nom de lois postérieures qui, bien qu’elles correspondent à nos mentalités modernes, n’ont aucun pouvoir de condamner le passé. Le Cran agit au nom d’un droit moral ? au nom de la « mémoire » ? du droit héritable de certaines victimes à transmettre éternellement à leur descendance la qualité de victime ? On touche le fond de la connerie, dont on croyait pourtant qu’elle n’en possédait pas… Mon grand-père avait une place réservée dans les autobus en tant qu’invalide de guerre. Et une petite pension. Pourquoi ne demanderais-je pas d’en bénéficier, moi aussi, en tant que descendant de victime de guerre ?

Le problème avec ces questions (débiles) de « mémoire », c’est qu’on a beau en faire la critique la plus scrupuleuse, les plus grands esprits peuvent en démontrer les contradictions et les dangers à tour de bras, dangers pour la cohésion nationale et pour les principes de la justice, cela ne change rien. Les lobbyistes patentés continuent leurs manœuvres, et les pouvoirs publics semblent toujours plus disposés à les écouter. Contre toute bonne foi, on continue à reconnaître des génocides où la France n’a eu aucune part, on continue d’interdire aux historiens de critiquer les conclusions de Nuremberg, et on persiste à vouloir commémorer l’esclavage dans une société qui se divise chaque jour un peu plus, et qui se passerait bien d’une raison supplémentaire de le faire. Un des principes de la justice est le droit à l’oubli. On appelle ça l’amnistie. Sans l’amnistie, les conflits n’auraient pas de fin, les victimes chercheraient éternellement réparation et vengeance, et la guerre de tous contre tous n’aurait plus aucune borne. Depuis la plus haute antiquité, les hommes ont compris ce principe. Les descendants de ces hommes sages devraient en suivre l’exemple, puisqu'ils semblent aimer les héritages, au lieu de se vautrer dans des slogans aussi aberrants que « ni oubli, ni pardon ».