vendredi 16 mai 2014

Réponse des sangs impurs



Je suis comme beaucoup de gens, j’aime Lambert Wilson. Il est ce qu’on est convenu d’appeler un grand acteur, c'est-à-dire que son registre est très large, son style bien identifié, et sa carrière remarquable. A un très bon niveau il est capable de danser, de chanter, d’être drôle ou tragique, sérieux ou léger. Il est l’héritier d’une certaine école et d’un certain style de comédiens très français, dont le charme personnel renforce encore le métier, pourtant solide. Tout ceci ne l’empêche nullement de dire d’énormes conneries.

Il vient de donner son avis sur la Marseillaise, vous savez, le chant qui servait d’hymne national quand ce pays était encore une nation. Comme la Taubira déclenche de justes reproches suite à son refus de chanter la Marseillaise (que même des citoyens aussi peu concernés que les footballeurs entonnent désormais), chacun en profite pour donner son avis sur un sujet qui s’en passerait très bien. Et selon Lambert, la Marseillaise est un chant « raciste et xénophobe ». Il précise que sa musique en est « fantastique », mais que ses paroles sont « d’un autre temps », et qu’on devrait bien sûr en changer.



Pour les gens modernes, tout ce qui est d’un autre temps devrait être changé. C’est d’ailleurs à ça qu’on les reconnaît. Quand Louis Schweitzer et sa Halde recommandaient de cesser d’apprendre Ronsard aux enfants (« Mignonne, allons voir si la rose »), poème de l’amour et du temps qui passe, parce que la vision qu’il donne « des séniors » est d’un autre temps (authentique), il disait la même chose que Lambert Wilson. Éradiquer le passé. Le dégraisser, l’essorer de tout ce qui n’entre pas dans les canons impeccables de notre époque glorieuse.
N’étant ni adepte ni coutumier des grands mots, j’hésite à faire une comparaison entre l’avis de ces petites personnes et les exemples dictatoriaux du siècle précédent… mais je me lance quand même : quand Staline ou Mao faisaient gommer les silhouettes de personnages devenus indésirables sur les photos, que faisaient-ils d’autre qu’éradiquer le passé ? Que de supprimer ce qui était devenu « d’un autre temps » selon eux, à effacer, à oublier ? Leurs objectifs politiques étaient certes différents, mais leur vision de ce que devait être leur présent était bien la même : le présent doit être ce qu’on veut qu’il soit, quitte à trancher à la hache dans l’héritage qu’il a reçu du passé pour ne garder que ce qui sert nos intérêts, nos goûts, nos croyances immédiates.


Quand on évoque les paroles de la Marseillaise, on parle du premier couplet et surtout du refrain. Personne ou presque ne connaît la suite, elle n’est quasi jamais chantée et n’a pas d’importance. On ne chante jamais
« Quoi ces cohortes étrangères ! Feraient la loi dans nos foyers ! », et si on le faisait, cent mille imbéciles s’indigneraient dans l’heure au nom de la lutte contre la xénophobie et de l’esprit de Bruxelles ! On ne chante jamais « Nous entrerons dans la carrière, Quand nos aînés n'y seront plus, Nous y trouverons leur poussière, Et la trace de leurs vertus! », qui pourrait rappeler un temps où l’on ne considérait pas ceux qui nous ont précédés comme des ploucs méritant l’oubli et la révision systématiques. On ne chante jamais « Français, en guerriers magnanimes, Portez ou retenez vos coups! », qui démontrerait que le chant n’est pas un appel à se conduire en barbare.

Ce qui gêne Wilson et tant d’autres, c’est le refrain de l’hymne, c’est la mention du « sang impur ». La Marseillaise a-t-elle été écrite en faisant référence à une race, à un sang ? Non, tout le monde le sait. Tout le monde sait que le « sang impur », c’est la réponse aux nobles prétendant avoir justement « le sang pur ». Le « sang impur », c’est celui des révolutionnaires eux-mêmes, prêts à le verser dans leurs sillons pour faire germer la liberté. C’est un appel au sacrifice patriotique, pas à l'assassinat racial, connard ! Tout le monde devrait le savoir, même un acteur, même (à l’extrême rigueur) un chanteur de variétés ! Tout le monde sait qu’il s’agit d’un chant guerrier (on va répandre du sang, oui, bande de canailles, et on est prêt à donner le nôtre !) qui glorifie le combat de la liberté naissante. Notre époque bourgeoise n’a certes plus besoin de cela pour user et abuser d’une liberté qu’elle croit tombée toute cuite dans nos assiettes. Mais la réalité, c’est qu’il a fallu des guerres, de la violence, des coupages de têtes, des massacres pour qu’elle fasse pleuvoir ses généreux bienfaits sur les cons. Les mêmes cons qui aujourd’hui, veulent éradiquer jusqu’au souvenir des luttes. Ils sont comme des obèses qui voudraient qu’on réduise la hauteur des trottoirs parce que leur poids les empêche de lever leur gros pied de quinze centimètres. Incapables de s’imaginer eux-mêmes au combat, ils veulent qu’on fasse comme si le combat n’existait pas, et n’avait jamais existé. Prétendre que le « sang impur » de la Marseillaise a quelque chose de commun avec la « pureté de la race », avec un racisme biologique, c’est être non seulement un hypocrite, un menteur et un gogo, mais c’est aussi montrer son ignorance crasse de l’Histoire : la notion de race humaine n’existait pas au temps de la Révolution.

Ce qui dérange Wilson, c’est aussi le remarquable « aux armes, citoyens ! », l’admirable mot d’ordre annonciateur d’étripages. Aux armes, citoyens, oui, il faudrait le chanter mais aussi se souvenir que c’est une chose possible, que le peuple peut se lever et emporter tout, les experts européistes, les fidèles de la rigueur pour les autres, les professionnels de l’entubage, les lobbyistes sortis d’école, les patrons de banque et leurs employés politiques, les ministres indignes, tout ! Rien n'est démodé ni dépassé dans le refrain qui incite à la violence ceux qui n'ont rien d'autre à opposer au malheur, mais un type qui déroule une carrière couronnée par la reconnaissance et la fortune ne peut pas s'en douter...


A intervalles réguliers, diverses grandes gueules viennent nous donner leur opinion sur la Marseillaise, toujours pour se plaindre de sa violence. A les en croire, un chant guerrier devrait sans doute prôner la tolérance, la mesure, le souci de l’autre et la réconciliation des tapettes. La violence, pourtant, nous n’en avons pas fini avec elle. Elle s’est transformée, elle a rebattu les cartes. La violence moderne est celle du droit, du pouvoir et de l’argent. La violence dite « ordinaire », celle qui est à la portée de tous, est moins présente qu’il y a un siècle, quoi qu’en pensent les gens qui réclament toujours plus de caméras de surveillance. Dans ce domaine aussi, les élites ont gagné. La violence physique du péquin moyen est combattue partout, elle est moralement condamnée, elle est étouffée avant d’avoir pu s’exprimer, tandis que la violence de celui qui « gagne » est mise au pinacle des valeurs modernes. La violence de la conquête de marchés, la violence de la mise au chômage « des effectifs non-conformes avec les exigences d’une rentabilité attractive », la violence de la publicité, qui s’infiltre jusque dans le berceau pour faire le catéchisme nouveau aux nourrissons. On veut exterminer la violence du chasseur et celle du torero, celle du mari violent et de l’ado imbécile, mais on s’accommode des drones, de la surveillance généralisée, du pouvoir nucléaire et de la mainmise financière sur le destin de millions d’hommes. On se bat comme un con pour lutter contre la brutale Marseillaise (quelle dérision, putain !) mais on ne voit rien à redire à la férocité réelle de nos vies, faite d’insécurité sociale, d’insécurité culturelle et morale, de divorces, de procès, de procédures, de normes proliférantes, d’isolement affectif, de trahisons politiques, de manipulation, d’essoufflement psychologique, de pollution fondamentale, de barbarie hi-tech, de fuite en avant morbide et de recul de civilisation.
La franchise de la violence physique, la noblesse de l’égorgement pratiqué en commun, voilà qui soulève le cœur des partisans modernes de l’esclavage des mères porteuses et de l’euthanasie des vieillards.


Évidemment, on peut penser qu’un chant de guerre ne devrait pas être l’hymne national. Mais dans ce cas, ne cherchons pas à changer les paroles d’un chant qui est une pièce d’Histoire.
Comme à chaque fois, il suffit de prendre le contre-pied de l’opinion moralement admise pour tomber juste. S’il fallait changer quoi que ce soit à l’hymne national (pure hypothèse), ce serait très éventuellement sa musique. Serge Gainsbourg ne s’y était pas trompé en son temps, en faisant sautiller l’hymne sur un reggae bigrement efficace, sans en changer une ligne. Mais Serge Gainsbourg, c’était encore une certaine tenue, une certaine culture, la France d’avant…



Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu cette vesprée,
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vôtre pareil.

Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las! las! ses beautés laissé choir !

Ô vraiment marâtre Nature,
Puis qu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vôtre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur la vieillesse
Fera ternir votre beauté.