lundi 1 décembre 2014

L'Internationale de francs-tireurs


Écrivain et critique littéraire, Bruno de Cessole vient de sortir L’Internationale des francs-tireurs, excellente série de portraits d’écrivains qui eurent la bonne idée de ne pas suivre bêtement le La de leur époque. Et il y a beaucoup à prendre dans cette internationale-là.

Un aphorisme de Gomez Dàvila, cité dans l’ouvrage, semble avoir été fait pour qualifier le travail de Cessole : « La postérité n’est pas l’ensemble des générations futures, c’est un petit groupe d’hommes de goût, bien élevés, érudits, dans chaque génération ». Homme de goût, bien élevé et érudit, voilà l’homme tel qu’il transparaît dans ses croquis.

De sa proliférante bibliothèque, Cessole extrait une quarantaine de noms disparates mais qui ont en partage un certain parcours de vie. Quel point commun entre Borges, Hemingway, Orwell, Casanova, Hamsun, Nietzsche ou Jack London, sinon une certaine façon de ne pas prendre place dans une école, d’être et de créer en dehors des lignes ? Francs-tireurs au sens de tireur pour eux-mêmes, choisissant leurs cibles au gré de leur fantaisie. Un franc-tireur est, apprend-on, un soldat qui ne fait pas partie de l’armée régulière. On peut dire que l’aréopage ici présenté ne rappelle en rien une armée, et surtout pas une régulière.




Pour chaque auteur, Cessole nous donne une biographie synthétique, replace le contexte historique et analyse bien sûr l’œuvre et le parcours dans un style impeccable, savant sans être précieux, précis sans lasser. Au fil des exemples se dessine le portrait d’un écrivain non pas idéal, mais d’un homme libre à la voix singulière. En passant, nous ne pouvons que remarquer un trait fréquent chez ces francs-tireurs : le prophétisme. Qu’il s’agisse de Nietzsche, de Naipaul, d’Orwell ou de Gomez Davila, penser sans les œillères d’un dogme leur aura au moins permis de mieux comprendre leur temps et d’anticiper le nôtre. D’ailleurs, c’est un trait que l’on retrouvait déjà dans un précédent ouvrage de Cessole, le Défilé des réfractaires, chez Bernanos, chez Debord ou chez Cioran ou d’autres mauvais coucheurs.

La plus grande vertu de ces deux livres, car ils sont évidemment liés par leur sujet, c’est de donner envie de lire, de relire ou de découvrir ces œuvres. Quand on est un lecteur un peu conséquent, on passe d’un auteur à un autre par une sorte de conseil informulé, une lecture en amène une autre, on apparente mécaniquement un auteur à une autre. Il est logique de lire Henry Miller si on a lu Cendrars et qu’on connaît sa vie, comme il est cohérent de faire l’histoire à l’envers et de passer, par exemple, de Clément Rosset à Nietzsche ou de Houellebecq à Schopenhauer. Ici, chaque chapitre nous dit d’aller voir, de lire ou d’approfondir notre connaissance des œuvres, mille précisions nous donnent ces vies en exemple, vies libres ou ombrageuses, chaotiques, malheureuses, solaires ou ascétiques, vies réfractaires.

En passant, à l’heure où le mot réactionnaire revient dans les conversations, où il est tentant de s'en parer pour dire son dégoût des laideurs contemporaines, j’aimerais attirer l’attention sur le terme employé par Cessole : réfractaire. S’il est entendu qu’un réactionnaire est quelqu’un qui « réagit », qui veut agir en réaction contre une chose ou un mouvement, le réfractaire est synonyme de résistant, comme une brique réfractaire résiste à la chaleur. C’est une attitude qui me semble préalable à la réaction, mais qui n’y aboutit pas forcément. En effet, le grand problème du réactionnaire, c’est qu’il doit croire que la réaction est possible et que l’ordre ancien peut renaître, croyances bien peu sensées en réalité. Le réfractaire, quant à lui, persiste sur son chemin quand tout lui indique la direction inverse. C’est l’obstiné, le coriace qu’on ne manipule pas, le franc-tireur. Le réfractaire est capable de critiquer son camp parce que justement, il n’est pas d’un camp. « Guelfes aux Gibelins et Gibelins aux Guelfes », comme on l’a dit d'Ismaël Kadaré. C’est un individu dont les autres peuvent souvent dire : il nous emmerde. Le réfractaire ne semble pas doué pour l’aveuglement, c’est à la fois pourquoi il ne croit pas aux dogmes de son époque, ne suit pas les modes et ne fait pas école. C’est aussi la clé de ses dons prophétiques. Il ne gobe pas. Ce dernier trait devrait, lecteur, nous inciter non seulement à le suivre, mais à s’en réclamer.

On a parlé de l’Europe des intellectuels, de celle des artistes, de celle de l’Esprit, qui précédèrent celle des lobbyistes et du gros pognon. Bruno de Cessole propose mieux avec son Internationale des francs-tireurs, celle des écrivains qui accomplirent la perfection d’un destin d’écrivain : être à soi-même son propre critère, au risque de s’égarer, de se tromper et de creuser autour de soi la tranchée imprenable de la solitude. A l’heure où la rébellion s’institutionnalise, où chaque collégien s’en repaît et où elle prend le masque risible que ce genre de phénomène annonce toujours, Cessole fait, en filigrane, une bonne mise au point : à côté de ces vies-là, qui s’aligne ? Qui peut à la fois revendiquer une œuvre de première importance et une conduite exemplaire ?

Dans son Internationale, Cessole cite Jorge Luis Borges, qui avait mis en place un système de dédoublement plus profond qu’il n’y paraît, dans Borges et moi : « C’est à l’autre, à Borges que les choses arrivent. Moi, je marche dans Buenos Aires, je m’attarde peut-être machinalement, pour regarder la voûte d’un vestibule et la grille d’un patio. J’ai des nouvelles de Borges par la poste et je vois son nom proposé pour une chaire ou dans un dictionnaire biographique(…) Je vis et me laisse vivre pour que Borges puisse ourdir sa littérature et cette littérature me justifie(…) Je confesse volontiers qu’il a réussi quelques pages de valeur, mais ces pages ne peuvent rien pour moi, sans doute parce que ce qui est bon n’appartient à personne, pas même à lui, mais au langage et à la tradition ». L’Internationale des francs-tireurs, après le Défilé des réfractaires, est finalement cela : un hommage au langage et à la tradition, servis par leurs vecteurs humains. Ce sont quelques maillons de la chaîne qui relie entre elles les générations et qui donne à l’esprit non pas son unité, mais son incomparable valeur. La chaîne de la postérité, qui est faite, on l'a vu, d’un petit nombre d’individus dans chaque génération.