Un homme du XVIIIème siècle disait « je n’en ai cure », et on comprenait bien qu’il s’en battait les couilles. On est passé ensuite à « je m’en moque », puis « je m’en fiche », puis « je m’en fous », puis « je m’en bats l’œil », puis « je m’en tamponne », puis « je m’en tambourine le fond du calbuth avec ostentation » (période Audiard), et nous arrivons à ce qu’une fillette de dix ans dise à sa mère que, de se laver les mains avant de manger, elle s’en bat les couilles ! Et comme en matière monétaire, l’inflation fait perdre toute valeur à ce qu’elle touche. Dans les années 70, un « nique ta mère » déclenchait des marrons plein la gueule, des coups de fusil, des assassinats de masse. Tout le monde voit aujourd’hui que l’expression ne signifie plus rien. Ce phénomène nous pousse à toujours enchérir formellement pour dire à peu près la même chose. Evidemment, deux personnes linguistiquement armées peuvent commencer à exprimer un désaccord de façon polie, mesurée. Ils disposent d’une gamme formidable de quasi synonymes qui permettent une montée lente vers l’affrontement. Quand on en est à « imbécile », on a encore de la marge avant le pugilat ! En revanche, et mécaniquement, deux lascars maniant l’enculé à tout bout de phrases sont contraints par les règles de la testostérone d’en venir à l’émeute très rapidement. Quand on maîtrise la langue, on peut donc (ce n’est pas une garantie) se passer de maîtriser les sports de combat. Selon Céline, d’ailleurs « Il faut que tes enfants apprennent la boxe et les langues étrangères. Le reste ne sert à rien. ».
Le langage est donc une arme, et comme toutes les armes, il est l’objet d’une surveillance jalouse. Les armes, c’est entendu, il est toujours bon que l’adversaire en soit dépourvu. Bien des gens pensent également qu’il y a danger quand les mots sont trop libres, et qu’ils sont maniés par n’importe qui. Si, vingt ans après Pierre Desproges, je dis publiquement : « Jacques Séguéla est un con », je risque fort de me voir embastillé. Ne parlons même pas de propos identiques visant une femme : j’en frémis d’avance. Les mots sont et seront désormais de plus en plus soumis à la surveillance moralisante d’une police généralisée, d’un pouvoir intégré au corps social comme une armée de morbaques sur un testicule flapi. Si je dis avoir été emmerdé dans la rue par un clochard, on me reprochera de ne pas avoir de cœur, de ne pas être solidaire, de ne pas aimer les clochards. Si je dis, comme Coluche cette fois, que ma femme est grosse, on m’accusera de manquer de respect aux grosses, aux femmes en général et à la mienne. Si je dis que les footballeurs sont des enculés, on me fera peut-être grâce des footballeurs, mais on m’accablera d’homophobie. Tout ceci est connu, reconnu, mais le phénomène s’amplifie sous nos yeux.
La semaine dernière, j’ai entendu François « PS » Rebsamen (dont Desproges disait : « c’est un con ») sur France-Inter, répondre à un auditeur accusant Royal d’incompétence, qu’il « sentait du sexisme dans ses propos », à la grande surprise de Nicolas Demorand, qui lui demanda si on pouvait encore critiquer sa championne. Une auditrice, bien féminine cette fois, passa juste après pour une seconde couche, taxa la même incompétente de Royal (ou l’inverse), et moucha une fois de plus le Rebsamenführer du parler correct. Cette minuscule anecdote est une illustration d’école de ce qui est en marche.
Dans cette société libérale qui pose comme principe la « libre circulation des personnes et des biens », seuls les mots resteront enfermés, surveillés, soumis à des règles sévères, encadrés par
A un niveau très bas, celui du langage politique, la gangrène est particulièrement avancée. Les médias qui font semblant de déplorer la « langue de bois » des politiques pour éviter qu’on ne s’attarde trop sur la leur, sont tombés à bras raccourcis sur la malheureuse Amara, qui avait eu l’outrecuidance d’utiliser un mot pourtant banal dans les cantines d’écoles primaires : « dégueulasse ». Oh ! quel mot atroce ! Oh my God ! Vite, les enfants, bouchez-vous les oreilles, et à genoux pour une prière ! Qu’on convoque le Conseil Constitutionnel ou qu’on nous apporte du goudron et des plumes ! On se souvient aussi de l’abominable Chevènement qui avait eu la barbarie de qualifier deux jeunes gens de sauvageons, au motif qu’ils avaient simplement poignardé mortellement un troisième jeune, dont ils convoitaient le walkman à quinze euros. Il n’avait pas parlé de crapules, de canailles, de monstres, d’assassins, d’enculés de leur mère, il avait dit « sauvageons ».
Aleeeerte !
Le monde politico médiatique fait semblant de déplorer le parler politiquement correct, fait semblant de souhaiter des mesures vigoureuses contre la violence (par exemple), mais s’effarouche comme quarante bigotes au sortir de la messe si un mot anodin dépasse du Missel du Saint-Blabla. Pire : on accepte qu’un ministre donne l’ordre d’un bombardement au nom de
On assiste donc à ce double mouvement d’inflation suicidaire de la langue populaire (qui la vide de ses nuances, donc de son potentiel) et de déflation de la langue publique. Les gens ordinaires sont de plus en plus agressifs dans le langage de tous les jours, tandis que la parole publique, celle qui est médiatisée, est vidée de toute substance et ne consiste plus qu’en une litanie de formules tellement creuses que l’écho s’y répète sans limite. Dans les deux cas, tout semble fait pour empêcher deux choses : penser et communiquer.
Et que font deux personnes qui n’ont pas les mots pour régler un différend, ou qui n’ont plus le droit d’utiliser qu’une langue anémiée? Ils se tapent dessus. C’est ce qui nous attend.
(à suivre)