mardi 23 novembre 2010

Julien Guiomar 1928- 2010


Quand on dit que le cinéma français d’avant-guerre avait connu de grands seconds rôles, on raconte des salades. En réalité, le cinéma français a connu de grands seconds rôles tout au long de son histoire, et jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à hier, précisément : Julien Guiomar vient en effet de mourir, à 82 ans.

Le propre d’un second rôle, en plus d’un indéfinissable talent, c’est de n’avoir pas de nom. Le second rôle, qui est assez souvent un troisième, quatrième ou vingtième rôle, c’est un physique, une voix, c’est une dégaine qu’on reconnaît et qui donne aux films un air familier. Mais le spectateur non spécialiste est généralement infoutu de se rappeler son nom. Qui se souvient de Bussières, de Bernard Musson, de Saturnin Fabre, de Dalio, de Jeanne Fusier-Gir ? Qui se souvient de Julien Guiomar ?

En quoi Julien Guiomar fut-il un « grand » second rôle ? En ceci qu’il avait une tête, un regard, une énergie, un phrasé, un physique, une gestuelle et en un mot un style immédiatement reconnaissables. Il pouvait jouer un colonel dans un film de Costa-Gavras et l’inoubliable Tricatel dans un film de Claude Zidi en conservant sa manière d’être bien à lui qu’on identifiait sans délai. Un style.
Il fut aussi un grand second rôle parce qu’il a rempli avec constance la mission dévolue aux seconds rôles de tous les temps : sauver les navets. C’est sur ce genre d’exploit que se bâtit la reconnaissance du public, qui s’y connaît en navet, et qu’un critique « nouvelle vague » ne pourra jamais comprendre.

dimanche 21 novembre 2010

La fête malgré tout


Une très sérieuse étude espagnole vient de mettre en lumière un fait statistique étonnant : on ne marche jamais deux fois dans la même merde de chien. Selon les résultats de cette enquête (10000 merdes de chiens répertoriées et observées sur les trottoirs madrilènes, barcelonais et valenciens dans les six premiers mois de 2010), une merde de chien est rendue quasi inoffensive dès qu’un pied l’a écrasée. C'est à dire qu'on ne remarche presque jamais dessus. « On estime qu’une déjection de canidé moyenne réduit son POEM (potentiel d’emmerdement) de 86% dans la minute qui suit son étalement par une chaussure. Ce POEM est même réduit de 91% trente minutes après le drame. On a toutes les raisons de penser que ces chiffres augmentent encore en cas de pluie, mais les études sont encore incomplètes sur ce point », confie Luis Cordoba, chargé de la sécurité citoyenne des quartiers centraux de Barcelone.


Parmi d’autres traits, la présence de merdes de chiens sur les trottoirs des villes peut être considérée comme un caractère typiquement européen qui, à l’instar de la circulation des idées, du christianisme où des familles royales, a fait l’Europe telle que nous la connaissons bien avant Jean Monet et sa clique de technocrates vendus au grand capital mais je m’égare. Oui, autant que puisse en juger un voyageur attentif (ou distrait, mais je me comprends), sur le rapport de la coprophilie canine, les villes européennes sont des cousines, des sœurs, des jumelles. Sur ces terres de liberté, l’homme libre fait bien de regarder où il pose son pied libre. Ayant jadis conquis le monde, les peuples d’Europe sont obligés d’en rabattre sur le point de l’orgueil, et de marcher désormais tête basse, scrutant non plus les horizons en quête d’avenir, mais le bitume à la recherche des bronzes. En l’espèce, et comme du temps de Descartes, le parisien est la quintessence de l’européen moderne, le modèle, le patron d’où l’on tire les mesures.
Ceci n’a pas échappé à la mairie de Paris puisque désormais, rien de ce qui fait la vie privée des gens n’échappe à la mairie de Paris. On ne l’a pas encore dit, mais l’opération qui consiste à embaucher des clowns pour sécuriser les rues de la capitale la nuit comporte aussi un volet citoyen qui se fixe pour objectif de sécuriser la démarche des fêtards. Comme son cousin de la movida, le fêtard parisien court à la fois le risque de réveiller les riverains en gueulant comme un veau, il risque de recevoir un bassine d’eau de vaisselle sur la gueule pour la même raison, d’être l’objet d’une plainte parce que ses rires dérangent ceux qui s’amusent plus discrètement, il court aussi le risque de casser sa grande gueule en glissant sur une merde de chien où le pied de l’homme n’aurait pas encore mis son empreinte. C’est la raison pour laquelle Ernest Ringeard, le conseiller Vivrensemble de Delanoë a embauché dix-huit jeunes chômeurs pour remplir la mission de la dernière chance : désamorcer ces bouses en marchant dedans les premiers. Sur le coup des 18 heures, disposés en binômes par les rues des cinquième et onzième arrondissements, les brigades d’écraseurs de fèces vont donc traquer le colombin intact pour, en l’écrasant, le réduire au rang de risque statistique mineur, et laisser libre champ à la fête. L’équipement de pied de ces éclaireurs est assuré par un atelier de chausseurs associatif qui a permis à une équipe de dix savetiers roumains d’obtenir un contrat de travail de six mois en toute légalité. « Le partenariat, c’est l’axe majeur de notre politique solidaire », rappelle Bertrand Delanoë. De son côté, Ernest Ringeard rappelle que « le droit à la sécurité et le droit à la fête ne sont pas incompatibles. C’est ce que veut démontrer l’équipe municipale et, bien sûr, il nous faut refuser toute tentation de laisser-faire libéral en la matière. Puisqu’on n’a pas réussi à apprendre aux chiens à se retenir vraiment, la diminution du risque lié aux déjections fait désormais partie des engagements forts de la mairie de Paris. Evidemment, nous regrettons que les propriétaires de chiens ne soient pas plus sensibles aux règles élémentaires du vivrensemble, et nous continuerons nos démarches pédagogiques pour les y amener. En attendant, il aurait été irresponsable de ne pas prendre toutes les mesures pour que les nuits parisiennes ne soient plus le théâtre d’événements qu’on a trop vus par le passé, et pour que toutes et tous puissent exprimer dans la fête et les réjouissances responsables le talent convivial qui fait la réputation des habitants de Paris depuis toujours ».

jeudi 11 novembre 2010

La souffrance à Copacabana


Françoise avait eu neuf enfants. Sur une période de vingt ans environ, à cheval entre le XIX ème siècle et le XX ème siècle, ses enfants étaient nés, puis étaient morts. Parfois, ils mourraient le jour même de leur naissance ; parfois, un répit plus long leur permettait de recevoir le baptême. Aucun n’arriva à l’âge d’un an. On ne sait plus les causes de ces morts successives, mais les a-t-on jamais sues ? En ces temps-là dans les campagnes, la mort des nouveaux-nés était certes chose courante, mais il était tout de même rare qu’une telle série malheureuse s’établisse. On plaignait ce couple, on venait aider à la naissance d’un nouveau petit être et, sitôt né, on l’emmaillotait rapidement pour l’emmener à l’église voisine. Une superstition tenace prétendait alors qu’un enfant n’ayant pas eu le temps de recevoir le baptême n’irait pas au paradis.
Deux enfants pourtant survécurent, un garçon et une fille. Antoine était né en 1895, Rose en 1906, tous deux de bonne constitution. Leur survie demeure aussi inexplicable que la mort de leurs frères et sœurs. Tout ce qu’on peut dire, c’est que ces deux-là durent être particulièrement choyés par leurs parents, même si les mœurs de l’époque conduisaient rarement aux excès d’idolâtrie infantile qu’on déplore aujourd’hui partout.
Un jour de 1915, l’Etat ordonna que le jeune Antoine parte pour le front. On se battait sur les frontières de l’est et le jeune Antoine dût parcourir des centaines de kilomètres pour venir rapidement y mourir. Des neuf enfants de Françoise ne survivait désormais que la petite Rose.
En ce XX ème siècle débutant, la France n’admettait pas qu’une famille si marquée par la mort puisse être dispensée de martyr guerrier. Il fallait décidément que meurent tous les fils de vingt ans, au moins ceux qui n’avaient ni relations, ni parents bien placés. Les paysans, quand il y en avait encore, ça servait à ça. Françoise continua sa vie malgré tout, avec sa seule fille survivante. Elle mourut en novembre 1933. C’était mon arrière grand-mère.
La France a beaucoup changé en un siècle, probablement moins que les Français. Désormais, ceux-ci se suicident au bureau parce qu’un chefaillon veut les changer de service. Ou ils se couvrent de tatouages pour faire semblant d’avoir une vie sauvage. Ou ils vont mendier des emplois de pompiste. Ou ils manifestent à 18 ans parce qu’ils n’ont pas d’avenir. Ou ils font des procès à l’Etat parce qu’ils ont chopé le cancer de la clope. Ou ils exigent des aides financières pour s’acheter des I-phone. Ou ils se plaignent de tout, des impôts, de la Sécu, des vacances, du temps qu’il fait, de la retraite, du boulot, de l’actualité, de la colonisation, des Croisades, de Cro-Magnon, du passé, du présent, de la vie. Ou ils écrivent des livres de sociologie sur la souffrance au travail, la souffrance au chômage, la souffrance à l’école, la souffrance sur Internet, la souffrance sous Ecstasy, la souffrance aux sports d’hiver, la souffrance à Copacabana.

dimanche 7 novembre 2010

La carte du Goncourt


Dans le dernier roman de Houellebecq, ce qui étonne le plus est ce qui ne s’y trouve pas. D’abord, le bon accueil de la presse.
Après avoir tout cassé sur son passage avec ses Particules élémentaires, Houellebecq s’était progressivement rendu tricard auprès des Intelligences médiatiques qui règnent ici-bas. Pourquoi ? Sans doute pour un défaut d’humanisme déclamatoire, pour une carence de citoyenneté, un restant de pessimisme qui fait honte, au pays des droidlome et du parc Eurodisney. Déjà, au moment des Particules, on avait ici ou là déploré qu’un écrivain envisage sans broncher les manipulations génétiques et les tripatouillages de la Vie comme la solution aux malheurs des hommes et notamment à celui-ci : la mort. Le ton d’évidence pris pour annoncer la fin de ce qui nous définit tous en tant qu’êtres humains avait braqué contre lui ceux qui attendent de la littérature le repos traditionnellement dévolu aux charentaises. Et surtout, crime d’entre les crimes, Houellebecq ne faisait aucune réserve sur le sujet, n’émettait aucun doute sur son caractère inéluctable et ne permettait à aucun de ses personnages de se plaindre de la disparition de « l’ancien monde », le nôtre. Qu’un écrivain ne soit pas béat d’admiration devant l’homme nouveau qui peuple nos rues, et annonce sa nécessaire amélioration biologique pour bientôt, voilà une attitude antimoderne qui ne sentait pas bon. Il n’est pas impossible que ce soient ces accents nietzschéens du roman, promettant le « dépassement » de l’Homme et l’avènement apaisé d’une race de surhommes, qui provoquèrent l’hostilité la plus durable contre l’auteur. Et son eugénisme avait un inconvénient impardonnable, presque inconcevable aujourd’hui : celui d’être assumé.
Puis vint Plateforme et le déclenchement de la polémique. Tant qu’il traitait de broutilles comme le sort de l’humanité ou l’accession à l’immortalité des corps, Houellebecq ne gênait pas réellement les médias sur leur terrain. Mais s’immiscer dans leur pré carré sociétal et aborder des questions d’actualité, c’était prétendre parler du peuple au peuple alors que les journalistes se croient seuls légitimes dans ce rôle. Avec Plateforme, il commit l’erreur d’émettre une opinion très terre à terre sur les religions, et notamment l’islamique : il n’en fallait pas plus pour que la meute se lâche contre la baitimonde. Pour Houellebecq, il ne fut plus question alors de répondre à une interview sans d’abord avoir à se justifier de sa mauvaise pensée à l’égard de l’islam. Pire : comme il avait eu la bonne idée de « prophétiser » les attentats de Bali, on substitua très vite le fait divers à la littérature dans la façon commune d’appréhender le bonhomme.
Toute la beauté de La possibilité d’une île ne suffit pas pour qu’on reparle de littérature. Désormais, Houellebecq était devenu ce fautif qu’on tient à la gorge parce qu’il a un jour obtenu le certificat implacable de salaud (C.I.S.) : il a dérapé. On pouvait alors se contenter de rappeler qu’il trouvait l’islam con au lieu de parler de son oeuvre. Autre indice d’une position solidement établie dans l’ignominie, on pouvait dorénavant dénigrer le mec sans prendre la peine de lire son livre. On lui reprocha donc d’avoir boudé la presse et d’avoir mis sur pied pour la sortie du roman, une campagne marketing qu’on présenta comme sans précédent. Crime ! Si l’on dépensait autant d’argent dans le marketing, c’est que le livre ne valait rien ! Ce genre de tautologie fut encore une bonne occasion de ne pas voir ce qui pourtant crève les yeux : le génie littéraire. Il est probablement devenu si invraisemblable qu’un français puisse avoir du génie (en dehors d’un judoka, bien sûr, ou d’un parfumeur embagouzé) et cela contrevient tant à l’acharnement auto flagellatoire qui nous a pris, qu’on utilise les prétextes les plus navrants pour pouvoir détourner le regard.
C’est peut-être parce qu’il est lassé de tant déplaire et parce qu’il veut tenter le coup parfait que Houellebecq a écrit La carte et le territoire. Et la presse, pour l’instant, semble être tombée dans le panneau, ce qui est son rôle. On a dit que le roman est un peu mou, un peu lisse, un peu soporifique : c’est donc certain, il aura le Goncourt. Être goncouré pour son livre le plus moyen, c’est non seulement un joli coup stratégique, mais c’est aussi la moindre des choses. Le livre brille par ce qu’il ne contient pas : plus aucune allusion aux questions sociales, aux problèmes mondiaux, aux sujets brûlants. Plus de cul, non plus. La seule déclaration scandaleuse qu’il contient ne ferait pas dévier une mouche : il taille un costard à Picasso, un peintre qui a un nom de voiture et dont tout le monde se branle. On ne s’étripe plus pour la peinture depuis longtemps et il y a moins de risque à dégommer un peintre colossal qu’à vouer un rappeur aux cagouinces. Non, décidemment, si les épiciers de l’académie Goncourt veulent éviter de passer encore une fois à côté d’un écrivain considérable, ils feraient bien de donner leur prix à La carte, parce qu’il n’est pas sûr que dans l’avenir, Houellebecq refasse l’effort de descendre son art à leur niveau.