samedi 20 janvier 2018

Victimes triomphantes



Quand j’étais gamin, un danger de la vie quotidienne nous guettait tous : rencontrer un type sortant du cinéma, d’une salle où l’on avait donné un film dit de karaté. La chose était assez courante, à l’époque, et générait une sorte d’enthousiasme guerrier chez de très nombreux cons (les cons ont toujours eu cette faculté magique d’être nombreux). Exalté et rendu téméraire par une heure dix de fantastiques coups de pieds, le couillon de ces temps-là sortait du cinoche avec la ferme intention de prendre la relève de son héros : malheur au maigrichon qui croisait alors sa route, un regard suffisait pour déclencher une avalanche de mawashi-geri souvent maladroits, mais énergiques. Avoir vu Bruce Lee disperser les méchants à coups d’atemis libérait, chez le boutonneux, une agressivité mimétique mêlée d’admiration : à lui aussi il fallait son quota de faire-valoir à ratatiner, et sans tarder ! Notons bien que le jeunot n’aurait jamais pensé à s’identifier, dans le film qu’il venait de voir, à celui qui se prend la raclée. Seul Bruce Lee, ou son équivalent, faisait l’affaire. C’est qu’en ces temps-là, les jeunes étaient déjà cons, certes, mais pas totalement désorientés : les héros vainqueurs servaient de modèles sans qu’on eût besoin d’expliquer pourquoi.