dimanche 10 mai 2009

S.O.S nichons


Quand j’étais petit, mes parents n’avaient pas toujours assez d’argent pour partir en vacances. On restait donc à glandouiller dans les rues désertées de Lyon, où je continuais pourtant à jouer avec mes camarades, fils de fauchés eux aussi, champions de football sur bitume hantant les espaces calmes de la place Carnot. Pour nous, pendant ces pseudo vacances, le vélo n’était pas un jeu, un sport ni un divertissement : c’était un art de vivre. Nos trois vitesses pourris nous transportaient partout, dans des quartiers affreux qu’on ne faisait que traverser, sur les pentes des collines lyonnaises qui se débaroulent presque sans freiner mais en poussant toujours d’affreux cris d’apaches. Sortir de chez soi sans vélo, non, personne n’aurait imaginé un truc pareil. En y repensant, je me dis qu’à douze ou treize ans, explorer sa ville en vélo devrait être considéré comme un droit humain fondamental.
De passer notre temps sur deux roues, nous n’avions presque plus l’impression de « faire quelque chose » quand nous ne faisions que ça. On emportait donc souvent de quoi s’occuper une fois parvenus dans le coin choisi. En dehors du sempiternel ballon de foot et des plus rares raquettes de tennis, nous emportions parfois des maillots de bains, les jours où nos mères nous avaient lâché les quatre francs pour la piscine. Au mois d’août, Lyon est une ville impossible, presque autant que Grenoble, une cuvette chauffée où l’on étouffe en s’emmerdant considérablement. Si la piscine ne met pas à l’abri de l’ennui, bien au contraire, elle dispense au moins une certaine fraîcheur chlorée, et on y rencontre des filles. La piscine faisait donc partie des luxes qu’on parvenait à se payer de temps à autres, et particulièrement la « piscine du Rhône », la plus proche de chez nous, la moins chère, située sur la rive gauche du Rhône, en contrebas des quais, presque au niveau du fleuve. Une des particularités de cette piscine, c’est que les passants qui déambulent sur le quai peuvent voir ce qui s’y passe. Ils peuvent même stationner le long des grilles et mater comme bon leur semble les jeux aquatiques qui se déroulent en dessous, admirer, tout au long des après midi de pure oisiveté, les bronzages en train de se faire.
A l’époque, au début des années 80, bien des glandeurs se sont ainsi repus du spectacle de la jeunesse en train de batifoler. Les mateurs étaient surtout des hommes, il faut le dire, des hommes entre deux âges, des types seuls, assez souvent des chibanis mutiques. Certains marquaient une courte pause, s’emplissaient la vue de scènes exaltantes, puis reprenaient leur chemin. D’autres y passaient des heures, accrochés aux grilles comme on voit les singes des zoos le faire, nonchalamment. Mais j’oublie de dire l’essentiel : en ces temps obscurs où les Chiennes de garde ne veillaient pas, où la Halde ne sévissait pas encore, où Ni putes ni soumises n’exerçait pas encore sa police, dans cette piscine populaire en plein centre de la ville, sous l’œil de qui voulait bien l’ouvrir, les femmes se baignaient les seins nus ! Tu as bien lu, lecteur incrédule, j’ai vécu ces temps héroïques ! Oh, bien sûr, toutes les femmes ne déballaient pas leur poitrine dans un mouvement militant, non, celles qui en ressentaient l’envie le faisait, pas plus discrètement ni plus ostensiblement que ça : avec naturel. Les mecs ne les draguaient pas plus que les autres, en tous cas, je n’ai jamais été le témoin de gestes ni de menaces agressives (même s’il a pu y en avoir). Même si la chose ne semblait pas tout à fait banale, personne n'aurait été assez bas de plafond pour parler d'impudeur. Si ma mémoire est exacte, et pour être très précis, il me semble que les femmes se bronzaient les seins nus, mais qu’elles remettaient le soutif pour le bain. Qu’importe !
Presque trente ans plus tard, dans la France entière, le progrès est formidable : quand des femmes ôtent leur maillot du haut, la presse accourt et en fait un événement. Les séditieuses qui s’y risquent se regroupent en mouvements de militantes furieuses, ivres de provocations et de féminisme radical ! Le tout sous les coups des vigiles, sous les plaintes et sous les crachats ! Aujourd’hui, il faut au moins être une tumultueuse pour oser, en groupe, un tel vandalisme social ! Y’a pas à dire, on est allé de l’avant ! Notre société semble s’être transformée en un lieu d’échange de coups, un forum de la confrontation où des groupes irréductibles se frittent en permanence et à propos de tout. Rien de ce qui faisait l’ordinaire de la vie ne semble capable de rester en place bien longtemps. Si les Tumultueuses se remettent à ôter le maillot, c’est que les règlements des piscines sont devenus plus restrictifs, que l’habitude s’est perdue, c'est aussi qu'on s'est remis à parler d'impudeur au sujet des naïades. Un jour, peut-être, les piscines municipales définiront partout des créneaux horaires pour les femmes, voire des tenues obligatoires selon la religion de la baigneuse, et celles qui voudront s’en affranchir devront s’armer, monter une opération militaire et risquer le sacrifice de leur vie dans l’assaut.