mercredi 7 octobre 2009

La guerre sans fin


Dans la guerre de tous contre tous que le libéralisme a installé au cœur de nos sociétés, le plus épatant est qu’ayant mille raisons de la dénoncer, chacun y cède pourtant, ou tend à le faire, et avec les meilleures intentions du monde. Qui, en effet, serait candidat à l’abandon de son « bon droit » ? Qui, alléché par la possibilité de faire cracher au bassinet un quidam ou une institution, préfèrerait laisser tomber ou régler ça autrement ?
L’image traditionnelle du Far West, c’est le duel. Deux types s’opposent sur n’importe quoi, se font face et se tirent dans le lard. C’est violent mais simple, il n’y a de place que pour le vainqueur. La prolifération inédite des droits individuels et de l’esprit vindicatif qui lui est forcément associé nous font un peu revivre ces temps heureux. Certes, le duel a changé de forme, il est devenu moins directement radical, on ne « meurt » plus vraiment : ça permet de continuer de se battre, de changer d’ennemis, même quand on perd. Nous sommes désormais entrés dans l’ère des procès.
En observant un peu scrupuleusement les choses, on s’aperçoit que les gens sont souvent portés à faire le contraire de ce qu’ils disent, et inversement. Cette observation vaut aussi dans une large mesure pour la société toute entière. Après avoir découvert avec horreur les historiens dits « révisionnistes », et avoir associé ce mot à l’infamie parfaite, c’est l’ensemble du corps social qui s’est pourtant lancé dans la plus formidable opération révisionniste jamais vue : la révision permanente du passé. D’où, entre autres choses, les procès. Comme certains l’ont déjà remarqué, le passé doit désormais rendre des comptes au présent, tel des parents non mariés qui devraient justifier leur vieil amour à leur enfant soudain tombé en pudibonderie. Il n’est pas un empereur romain qui ne soit déboulonnable pour crime d’autoritarisme, pour avoir négligé les femmes dans l’exercice du pouvoir ou pour avoir construit des aqueducs sans étude d’impact préalable. Et on salira peut-être un jour la figure de Vattel parce que ses plats n’étaient pas assez riches en fibres.
Il y a deux semaines, on apprenait que des anciens mineurs des Houillères du Nord venaient d’être déboutés dans une action contre leur ancien employeur par le tribunal des prud’hommes de Nanterre. Ils demandaient réparation d’avoir été injustement licenciés… il y a plus de soixante piges ! Si l’on a entendu de grandes consciences appeler à la « prescription » dans l’affaire Roman Paupolanski, qui remonte à l’année 1975, on remarque leur silence dans ce rocambolesque cas de figure des années 40... C’est peut-être que le procès, surtout quand il vise le passé, est devenu l’arme suprême du Bien, la force de frappe du Contemporain. Car il est dit que le Bien s’imposera par la force et mènera partout une guerre sans fin.


C’est comme si les mots n’avaient plus aucun sens, comme si les fautes d’orthographe, qui paraît-il prolifèrent, avaient une application concrète dans la réalité : la vie elle aussi se met à faire des fautes d’orthographe, les mots ne disent plus ce qui se passe, mais tapent à côté. Des formules nouvelles apparaissent avec frénésie, et plus elles décrivent mal la réalité, plus leur succès est immédiat, total. Syndrome classique de la propagande des temps de guerre, les mots sont les premières victimes de l'assaut. On parle de « créer du lien social » au moment où tout acte est susceptible de vous valoir les tribunaux parce que vous avez déplu à tel ou tel procédurier. Au moment où l’on voit, sous nos yeux, le tissu social et les liens qui unissaient les gens se déliter chaque jour, où des groupes ethniques se forment dès la cour de récréation, où des quotas de minorités visibles vont être institués jusque dans les films de capes et d’épées, la grotesque expression « créer du lien social » apparaît, et court sur toutes les lippes. D’un côté, le lien social semble uniquement conçu pour nous pendre avec. De l’autre, rien n’est plus éloigné de l’idée de lien social que cette concurrence généralisée et cette guérilla que chaque connard livre au reste du monde pour défendre un droit merdique que personne ne songe même à lui discuter. Comme des fous de Coué, nous ahanons lien social ! lien social ! au milieu du pugilat.