mercredi 27 mai 2009

Droits sociaux : Modus Enculandi©


On nous l’a annoncé, la question du travail le dimanche va revenir devant les députés, probablement au mois de juillet, pendant qu’une partie de la France se fait chier au boulot, et que l’autre se fait chier sur les plages. Par le passé, j’ai déjà expliqué ce que je pense de cette Authentique Enculerie©, et n’étant pas membre d’un gouvernement démagogue, je n’ai aucune raison de changer d’avis. Dans l’ensemble des arguments présentés pour justifier cette mesure et la présenter comme un progrès (fuuuumiers !), le thème du volontariat est à la fois le plus grossier, le plus minable, le plus stupide et, comme de bien entendu, celui que les gens aiment le plus. Notons qu’après le travail le dimanche, la travail possible au delà de 65 ans et maintenant le travail pendant l’agonie, le volontariat semble être la seule idée de la droite pour changer le monde. Dans l’état d’errance intellectuelle et morale où se trouve la population active dans ce pays, certains voient dans le volontariat au boulot une promesse valable, un avenir possible, une hypothèse honnête (je sais, c’est dur à croire). Heureusement, pour ouvrir les yeux à ces naïfs infantilisés, un homme se dresse et s’impose : Frédéric Lefebvre !
Vous l’avez tous vu, entendu, écouté et détesté. Il est comme ça, il ne cherche pas à se faire des amis : il en a déjà un. Il dit les choses comme il les pense, et ce qui serait une qualité dans un monde idéal devient avec lui une abomination comico dantesque. Faire le tour de ses défauts nous entraînerait trop loin, et vu le prix des transports, nous coûterait la peau du front. Contentons-nous donc de sa dernière idée, directement en rapport avec le sujet évoqué ci-dessus. Sa dernière idée, c’est l’amorce de la généralisation du principe du volontariat dans le code du travail, ni plus, ni moins. Il propose en effet que les gens qui le souhaitent puissent continuer de travailler (chez eux) quand ils sont en congé maternité et/ou en congé de maladie. Quand des imbéciles pensent que le volontariat peut être jouable pour travailler le dimanche, et que nul patron ne forcera jamais un salarié à s’y mettre, ils doivent logiquement appliquer cet angélisme à la question de travailler pendant qu’on est en congé maladie. Or là, ça semble plus délicat … Même le gouvernement de Fillon trouve ça plus délicat. Pourquoi ?


On a prétendu que le volontariat de quelques uns (les fameux Français qui souhaitent travailler le dimanche) ne ferait aucune concurrence à l’abstention des autres (ceux qui veulent continuer à disposer d’un temps commun pour la Glande) et ne mettrait pas ces derniers dans l’obligation de suivre le mouvement. On nous a donc promis plus de liberté, comme toujours. Là, c’est pareil : si on est malade mais volontaire pour bosser, on aurait le droit de le faire. Parfait, moderne, efficace, pragmatique. Mais alors, pourquoi le gouvernement condamne-t-il ce projet ? Pourquoi Lefebvre se fait-il rembarrer par son propre camp ? Parce que tout le monde sait que ce genre de volontariat peut devenir un moyen de pression énorme sur les salariés, et qu’une fois l’habitude prise, il deviendra très difficile de refuser d’être volontaire. Et personne n’a encore assez de culot pour fusiller les droits aux congés maladie /maternité en pleine lumière, à part l'Attila du Code du Travail.
Jusqu’à preuve du contraire, la France demeure le pays de Descartes. Il est donc à prévoir que le gouvernement qui condamne le volontariat pour les congés maladie / maternité, condamnera logiquement le même principe, quand il est appliqué au travail dominical. Victoire !

lundi 25 mai 2009

Les cons passent à table.


La fête des voisins (opération « immeubles en fête ») est ce qui se fait de plus réac en matière de fête. Réac au mauvais sens du terme (car je prétend que ce terme a au moins deux sens), c'est-à-dire réac tendance pétainiste. Le réac de tendance pétainiste, ce n'est plus la collaboration avec l’envahisseur ni le statut des Juifs,. Non, nous sommes en 2009 et tout change, même le pétainisme !
Immeubles en fête, c’est l’opération qui consiste à inciter « les gens » à organiser des repas ou des apéros avec leurs voisins, dont le connard du dessus et la bourgeoise à Smart qui n’a pas dit une seule fois bonjour à un voisin depuis les grèves pour l’école libre, en 1984. Vaste et ambitieux programme. Lecteur urbain et misanthrope, imagine que tu aies à partager de la mortadelle avec la grosse conne qui laisse son chien aboyer à deux heures du mat, que tu doives servir le verre de l’amitié au maniaque qui envoie douze lettres de récrimination par mois au syndic de copropriété : immeubles en fête, c’est ça. Bien entendu, ça ne suffit pas pour qualifier de pétainiste une opération, fût-elle festive.
Quand on eu la chance d’habiter dans des quartiers très différents les uns des autres, on se rend compte de quelques constantes valables sous toutes les latitudes, à toutes les époques et de toute éternité. Premièrement, plus le niveau de revenus des habitants d’un quartier s’élève, moins ils sont sympathiques. Polis, oui, quelquefois, mais sympathiques, jamais ! Dans un quartier embourgeoisé (ou pire : rupin), il faut s’arranger pour ne jamais avoir besoin de ses voisins, ce qui revient à dire qu’il ne faut pas les déranger. Que ce soit pour une garde d’enfant impromptue, une panne de bagnole, un tire-bouchon cassé, un canapé convertible à descendre par l’escalier ou tout autre petit embarras de la vie quotidienne, il n’est pas question de demander à ses voisins de compatir, de supporter du bruit, et je te parle même pas d’un coup de main ! Il semble que l’Humanité se soit donné un mal fou pour arriver à ce stade ultime de développement où le confort personnel et la quiétude totale sont les deux règles d’airain qu’on ne transige sous aucun prétexte. Dans un quartier bourgeois, les archaïques Dix commandements sont remplacés par un seul : « Tu ne dérangeras jamais tes voisins ». Immeubles en fête dans ce contexte, c’est comme saupoudrer un catafalque de confettis.
Dans un quartier fauché (ne parlons pas de quartier « ouvrier », la fermeture accélérée des usines tendant à faire disparaître cette catégorie professionnelle comme neige en Floride), c’est l’inverse qui prévaut. Si l’on n’y est pas totalement hostile à l’idée de confort personnel, tout indique que ce confort doit obligatoirement être ostensible et, quand c’est un confort vraiment moderne, bruyant. Bien sûr, il y a ce con qui utilise chaque jour de l’année sa perceuse, quelque part dans les étages supérieurs (à moins que ce soit les étages inférieurs, on ne sait), ou qui semble taper sur les tuyauteries avec un petit marteau, exprès pour que le bruit se propage… Bien sûr, il y a ce couple affreux qui se traite de tous les noms chaque matin et chaque soir (la journée, on n’est pas là) et dont les mômes sont de parfaites têtes à claques. Bien sûr, il y a cette poissonnière qui conversationne à minuit avec ses copines depuis la fenêtre du sixième, et qui se plaint auprès d’elles de ses déboires sexuels de boîte de nuit, c’est clair j’veux dire. Evidemment, il y a ces dix imbéciles qui magouillent comme des porcs pour s’acheter des BMW décapotables avec lesquelles ils font le tour du pâté de maisons huit heures par jour. On connaît tout ça, mais le caractère prioritaire de l’habitant de ces quartiers, qui unifie tous les comportements, c’est avant tout qu’il doit être bruyant. Une télévision géante fonctionne toute la journée, fort, et une bonne partie de la nuit (surtout quand on s’endort devant). Une réunion de famille se ponctue d’une volée de décibels, aidée par le molosse qui aboie chaque fois que personne ne passe devant la porte du palier. Un match de foot (ou un Tour de France, c’est pareil, mais avec des vélos) s’écoute fenêtre ouvertes. Par la grâce des cloisons hyperminces, une chasse d’eau devient un niagara, à peine couvert par le bruit de l’ascenseur qui s’arrête à l’étage. Sont-ce ces bruits omniprésents qui arrosent égalitairement les habitants de leur impérieuse voix ? Toujours est-il qu’on assiste à un nivellement des conditions et, partant, à une plus grande proximité humaine. Un peu comme la solidarité des tranchées rapprochait les Poilus entre eux, celle des conduits auditifs soude les voisins autour d’une souffrance commune. De là les signes de solidarité qu’on y rencontre encore, et qu’un changement de statut social rendraient impossibles.


Ce n’est pas pour cela que la fête des voisins est fondamentalement réac (option Pétain), mais c’est dans ce contexte qu’elle sévit. L’idée de départ est de renouer du lien social, de promouvoir le vivre ensemble ou d’adopter une démarche citoyenne dans un contexte urbain (ou une autre formule obscène de la même farine). L’idée est, en somme, le temps d’une journée, de revivre la vie d’avant, celle des films populaires des années quarante, avec son brassage des conditions et des âges, de retransformer les villes en villages et de faire comme s’il était possible que des gens d’un même quartier se sentent d’un même quartier. Or les villes n’ont pas été construites par des urbanistes soucieux de revivre le passé artificiellement. Elles ont été bâties autour de l’activité humaine : le travail. C’est parce que les gens travaillaient et habitaient au même endroit qu’ils pouvaient se connaître, s’apprécier ou se détester, s’aimer, se fréquenter, s’épouser. La structure de la société, celle de l’économie et celle des villes permettaient que des gens partagent un territoire géographique. C’est dans ce cadre, et uniquement dans ce cadre, que des échanges peuvent s’opérer (nous les appelons « humains » avec un respect superstitieux, comme des collectionneurs fascinés contemplent un vieux travail d’orfèvrerie) et que des notions de solidarité prennent un sens. On vit ensemble, on travaille ensemble, on souffre ensemble, on forme un groupe, on peut donc être solidaires des autres, etc. Notre époque a permis que chaque habitant d’un quartier, ou presque, passe deux heures dans les transports en commun pour aller travailler à dache : les conséquences sont logiques, impitoyables et parfaitement universelles. Quand on prend son RER et qu’on va travailler à soixante bornes de son quartier, il est IMPOSSIBLE de rien lier avec qui que ce soit. On en arrive à mieux connaître les collègues de bureau que ses propres voisins du dessus, et c’est bien naturel. L’intégration dans une communauté, qu’elle soit de quartier ou nationale, ça passe par le boulot, et c’est marre. Tout le reste, absolument tout le reste n’est que bavardage. Rien ne peut se faire sans ça, et tout en découle. Le travail ne pourvoit sans doute pas à tout, mais c’est un préalable incontournable. Si l’on travaille dans son quartier, on arrivera à connaître tout le monde, y compris les concurrents, on y trouvera sa place et sa vie.
Le pétainisme ici, ça consiste à se faire une image idyllique du passé, avec ses bonnes odeurs et ses voisins toujours prêts à l’entraide, à nier le monde dans lequel nous vivons (et qui engendre la dureté des rapports entre les gens, voire la totale indifférence, voire la haine, dans la plus grande logique) et à tenter de faire comme si, se contenter d’une mascarade. Dans la France de 2009, participer à « immeubles en fête », d’un point de vue intellectuel, c’est comme espérer le retour de la monarchie ou l’unité de l’Eglise.
La réaction se porte bien, elle fait la fête dans la cage d’escaliers.

mardi 12 mai 2009

Le dernier jour (2/ 2)


Depuis des temps que la mémoire ignore, les gens de ce pays tiraient la plus grande fierté de leur condition. Nul n’est connu pour avoir nié à l’Arbre sa place dans la vie de l’homme. Personne n’a estimé utile d’aller vivre dans un pays voisin pour être plus heureux. On sait pourtant que les étrangers ont toujours regardé ce coin du monde comme une anomalie, une exception de l’excès qu’un être normal ne peut envisager qu’avec dégoût. Comment, à notre époque, vivre en dépendance des caprices d’un végétal qu’une aberration incontrôlée nourrit en dépit de toute mesure? Surtout, ce qui ne fut jamais compris, c’est cette admiration pour l’incongru, ce pacte avec l’irrationnel qui désignerait les peuples les moins mûrs. Ce mépris sauva le pays pendant des siècles.
Quand les premiers Avnigotes s’installèrent, personne parmi les Aubrants ne songea à les chasser, ni même à leur refuser le droit de vivre où bon leur semblait. Qu’importait que ce coin de terre fût cultivé par eux ou par d’autres puisque la terre était généreuse pour tous? Mais les Avnigotes étaient les fils d’une autre civilisation, d’un pays où ce que l’on possède doit être durement gagné.
Les choses les moins nobles ont parfois la qualité paradoxale d’attirer l’intérêt des gens, et les plus viles idées profitent toujours de cette facilité. Sans qu’ils ne fissent jamais rien contre leur nouveau pays, les Avnigotes ne pouvaient s’empêcher de montrer, par leur façon de vivre et leur indifférence à l’Arbre, qu’ils ne partageaient pas les mêmes sentiments que leurs hôtes. Leur commerce s’inspirait d’autres règles. Leurs affaires prospérèrent tellement que tous repartirent un jour ou l’autre dans leur patrie. L’exemple qu’ils avaient donné aux Aubrants fit de profondes brèches dans ce que chacun croyait immuable.
Il faut dire que l’Arbre n’avait jamais rien refusé aux hommes : depuis les plus anciennes générations, il avait offert son bois mort pour réchauffer la vie, et si l’on venait parfois lui prendre quelques vifs rameaux, rien n’avait indiqué qu’il pût en être affecté.

Un jour, à l’occasion d’un conseil que tenaient les habitants du Vallonpré, quelqu’un fit remarquer le chemin qu’il devait parcourir pour aller jusqu’à ses champs près de Mignevarre, et il prononça cette phrase :

Si l’Arbre n’était pas là, je gagnerais aisément deux jours de trajet.

Personne ne fit vraiment attention à ce qui venait d’être dit car on ne compris pas du tout ce que pouvait signifier ce genre de langage. Cette idée tomba dans l’oubli instantanément, puisque personne ne pouvait en saisir le sens.
L’on convint depuis que ce jour marqua le commencement de la réforme, mais il a fallu bien des choses encore pour que l’on prenne conscience de l’enchaînement des événements qui vont suivre.
L’idée fit son chemin, au point que les plus hautes autorités du pays en délibérèrent au grand conseil de l’An qui suit de dix jours l’arrivée des premiers bourgeons. Un nombre toujours plus grand de citoyens parlaient de faire dans l’Arbre de vastes saignées pour éviter d’avoir à contourner sa masse énorme. Que pouvaient bien faire quelques coupes à ce titan d’éternité dont la vitalité n’avait pas d’égale au monde? Les partisans de cette chirurgie grandiose utilisèrent un argument qui fit beaucoup d’effet :

Que chacun réfléchisse!

Cet appel à la raison s’opposait bien sûr aux lourdes arguties de ceux qui ne voulaient rien entendre et qui perdirent la sympathie des foules par leur attitude intransigeante. Il leur manquait, pour qu’on pût leur donner raison, l’art de présenter les choses de manière plaisante. Un homme se vit particulièrement ridiculisé par la prétention qu’il affichait de prédire que tout finirait si l’on touchait à l’Arbre
Que chacun réfléchisse! Vouloir aménager l’Arbre en fonction de l’homme ne signifiait pas qu’on voulût sa disparition ni que demain, un monde sans lui fût possible. Les échanges d’avis, puis d’insultes, qui retentirent alors marquèrent un changement très brutal d’avec les anciennes habitudes de courtoisie dont soudain nul ne se souvenait.
C’est du peuple que vint la solution. On s’entendit pour recueillir l’opinion de chaque Aubrant en âge de s’exprimer, et pour respecter cette commune volonté, quelle qu’elle fût.
La nuit qui précéda l’annonce de la décision, quatre familles de Falangola disparurent : personne n’ignorait ce qu’elles étaient devenues mais l’on n’en parla jamais. Quand l’heure fut venue, il parut naturel à tous de se retrouver à l’Enfrouâlne, près de la roche du Feu. C’était le lieu d’où partaient traditionnellement toutes les processions et c’est dans la chapelle qui s’y trouve que l’on baptisait les enfants. Les Sages chargés d’annoncer l’avenir étaient pris d’une lenteur inouïe : on eût cru qu’ils retenaient volontairement chacun de leurs gestes. Il y eu un moment assez bref mais qui parut immense, où le silence le plus complet se fit. Vêtu de ses habits d’apparat si simples mais qui le nimbaient d’une aura si puissante, une sorte de lourdeur, le Grand Consul annonça que le peuple avait choisit : l’Arbre serait amputé. En conséquence, les travaux gigantesques commenceraient après les fêtes du printemps.
Si j’ai dit l’histoire de l’Arbre au passé, c’est que tout ce que je viens d’écrire appartient à un monde qui n’est plus. Mais je ne puis dire avec certitude si c’est parce que l’Arbre a cessé d’exister ou si c’est moi qui suis mort.

Fin.



Le dernier jour (1/ 2)


Dans ce pays, la forêt consistait en un seul arbre, incroyablement démesuré, qui trônait dans le lieu dit l’Enfrouâlne, depuis le val d’Argual jusqu’aux lisières escarpées du plateau des Gueux. Là, ce que nous appelions arbre n’avait rien de commun avec ce que vous connaissez : sa taille proprement dite valait celle d’un bon tiers du pays. Le tronc lui-même n’avait pu être mesuré avec précision puisqu’il se composait de centaines et de centaines et de centaines de centaines de ramifications de troncs d’arbres vivants ou morts, unis là pour l’édification de l’objet naturel le plus formidable que l’on puisse concevoir. Vous dire exactement à quelle famille il appartenait m’est impossible: vous ne comprendriez pas un mot du charabia époustouflant inventé pour nommer dignement ce géant. Sachez seulement qu’on disait là bas qu’il avait réussi la fusion, la synthèse des essences, l’harmonie végétale dans l’anarchie.
La vérité m’oblige à préciser que les savants ne montrèrent jamais d’intérêt pour ce phénomène et que beaucoup doutent encore aujourd’hui qu’il ait existé. Sortir à ce point des règles qu’il a fallu des siècles pour élaborer n’est pas toujours suffisant pour qu’on se penche sur vous.
Pour désigner le feuillage du colosse, les habitants du pays utilisaient un mot regroupant les sens de forêt, de mer, de montagne et de voûte céleste : la Houtée. L’océan n’a pas, dans ses moments de furie, de hurlement plus haut que celui de la Houtée quand le vent se déchaîne. On eut dit le vacarme de la lutte de l’Arbre contre le souffle de Dieu.
La Houtée était une somme, une matrice luxuriante où se préparait tout ce qui était amené à vivre d’une année sur l’autre dans les vastes parages de l’Arbre. Tout ce que la langue compte de couleurs était contenu dans ses feuilles. Ses fruits étaient si abondants que personne ne leur accordait de prix, bien que chacun en connût la valeur. Comme la vie se nourrit de la mort, ses branches donnaient chaque saison plus de bourgeons, plus de graines, plus de fruits, plus de feuilles, et tout ce qui tombait engraissait à son tour la terre pour que ce prodige continuât. La variété des verts en plein été était un spectacle étourdissant qu’on ne conseillait pas aux âmes tièdes : la vigueur de son effet, l’immense souffle de vie que sa seule vue répandait avaient maintes fois entraîné de pauvres diables trop loin pour leurs forces, semant le chagrin, le malheur ou le ridicule sur des lignées paisibles.
Il y a deux siècles encore, la période qui va du 20 octobre au 15 novembre était partiellement chômée, afin que chacun pût rendre à l’Arbre finissant l’hommage religieux qu’aucune église ne contestait : les journées et les nuits étaient alors rythmées de processions, de chants sacrés où l’on disait sa reconnaissance à l’Arbre, mâle et femelle de l’Origine, gardien et mère nourricière, et où la piété était semblable à celle que l’on doit à ce qu’il y a de plus haut. Le peuple trouvait dans ses plus nobles ressources ce qui l’élevait le plus, et c’était un festival de joutes, d’improvisations épiques ou amusantes, suppliantes ou contemplatives, de scènes burlesques mimant la vie simple des hommes, de confessions où se voyait la profondeur de leur respect.

Le feu que l’automne mettait dans la chevelure de l’Arbre passait au coeur des gens par une filiation surnaturelle. Pour finir l’année commencée dans la joie d’un invincible printemps, la Houtée s’embrasait pour donner au monde le signal de sa fin, comme un phare guide l’homme quand il abandonne tout. L’automne scandait les années. Personne ne pouvait continuer à vivre normalement quand tombait la dernière feuille de l’Arbre, et qu’il sombrait dans la noirceur.
Les Arbrennes, qui vécurent il y a des millénaires, étaient installés dans la Houtée de façon perpétuelle et personne n’a pu prouver qu’ils foulèrent jamais la terre ferme. Ce peuple naissait, vivait et mourrait dans les labyrinthes de branchages emmêlés où il trouvait autant de plaisirs, de bienfaits et de dangers que nous autres ici-bas. Nul ne sait s’ils se sont éteints ou s’ils ont continué de vivre dans la Houtée, parmi ses branches les plus inconnues. Nul ne peut dire si les habitants modernes du pays étaient leurs descendants ou si leur race s’est éteinte avec eux. Ils leur ont au moins transmis leur nom quelque peu modifié : les Aubrants. On m’a montré un exemple de ce que l’on tient pour leur art le plus sacré : c’est une sculpture polygonale où l’on ne voit que des lignes droites, coupées et tranchantes comme la dent du tigre.
Par le jeu quotidien du soleil dans le ciel, l’Arbre balayait de son ombre des prairies entières, des vallons, des étangs, des bourgs, des collines, des champs à perte de vue. Le pays connaissait donc ce phénomène unique de la double nuit, celle, traditionnelle, de l’effacement du soleil derrière l’horizon, et celle de l’entremise absolue de l’Arbre entre l’astre et le sol. L’heure du midi mise à part, on ne comptait jamais quelque lieu où la nuit de l’Arbre ne fût installée. La coutume avait permis aux gens de compter ce temps de nuit de l’Arbre comme une nuit ordinaire, si bien que les jours en furent multipliés par deux, ainsi que l’âge de tous les êtres vivants. Vivre jusqu’à 170 ans n’était donc pas quelque chose qui vous faisait regarder ici comme un vestige sacré. L’Arbre épandait sur les terres une nuit si profonde que tout bruit cessait aussitôt. Quelques nyctalopes paraissaient en mesure de faire face au néant mais personne jamais n’a pu voir de ses yeux ce spectacle improbable. Dès que brillait le soleil, même en ses jours les plus pâles, chacun besognait avec une vigueur étonnante qui voulait compenser ce qu’on ne pouvait faire les heures de grande nuit, et quand la lune ajoutait aux étoiles sa clarté métallique, bien du monde continuait l’ouvrage, comme en plein midi.

A suivre

dimanche 10 mai 2009

S.O.S nichons


Quand j’étais petit, mes parents n’avaient pas toujours assez d’argent pour partir en vacances. On restait donc à glandouiller dans les rues désertées de Lyon, où je continuais pourtant à jouer avec mes camarades, fils de fauchés eux aussi, champions de football sur bitume hantant les espaces calmes de la place Carnot. Pour nous, pendant ces pseudo vacances, le vélo n’était pas un jeu, un sport ni un divertissement : c’était un art de vivre. Nos trois vitesses pourris nous transportaient partout, dans des quartiers affreux qu’on ne faisait que traverser, sur les pentes des collines lyonnaises qui se débaroulent presque sans freiner mais en poussant toujours d’affreux cris d’apaches. Sortir de chez soi sans vélo, non, personne n’aurait imaginé un truc pareil. En y repensant, je me dis qu’à douze ou treize ans, explorer sa ville en vélo devrait être considéré comme un droit humain fondamental.
De passer notre temps sur deux roues, nous n’avions presque plus l’impression de « faire quelque chose » quand nous ne faisions que ça. On emportait donc souvent de quoi s’occuper une fois parvenus dans le coin choisi. En dehors du sempiternel ballon de foot et des plus rares raquettes de tennis, nous emportions parfois des maillots de bains, les jours où nos mères nous avaient lâché les quatre francs pour la piscine. Au mois d’août, Lyon est une ville impossible, presque autant que Grenoble, une cuvette chauffée où l’on étouffe en s’emmerdant considérablement. Si la piscine ne met pas à l’abri de l’ennui, bien au contraire, elle dispense au moins une certaine fraîcheur chlorée, et on y rencontre des filles. La piscine faisait donc partie des luxes qu’on parvenait à se payer de temps à autres, et particulièrement la « piscine du Rhône », la plus proche de chez nous, la moins chère, située sur la rive gauche du Rhône, en contrebas des quais, presque au niveau du fleuve. Une des particularités de cette piscine, c’est que les passants qui déambulent sur le quai peuvent voir ce qui s’y passe. Ils peuvent même stationner le long des grilles et mater comme bon leur semble les jeux aquatiques qui se déroulent en dessous, admirer, tout au long des après midi de pure oisiveté, les bronzages en train de se faire.
A l’époque, au début des années 80, bien des glandeurs se sont ainsi repus du spectacle de la jeunesse en train de batifoler. Les mateurs étaient surtout des hommes, il faut le dire, des hommes entre deux âges, des types seuls, assez souvent des chibanis mutiques. Certains marquaient une courte pause, s’emplissaient la vue de scènes exaltantes, puis reprenaient leur chemin. D’autres y passaient des heures, accrochés aux grilles comme on voit les singes des zoos le faire, nonchalamment. Mais j’oublie de dire l’essentiel : en ces temps obscurs où les Chiennes de garde ne veillaient pas, où la Halde ne sévissait pas encore, où Ni putes ni soumises n’exerçait pas encore sa police, dans cette piscine populaire en plein centre de la ville, sous l’œil de qui voulait bien l’ouvrir, les femmes se baignaient les seins nus ! Tu as bien lu, lecteur incrédule, j’ai vécu ces temps héroïques ! Oh, bien sûr, toutes les femmes ne déballaient pas leur poitrine dans un mouvement militant, non, celles qui en ressentaient l’envie le faisait, pas plus discrètement ni plus ostensiblement que ça : avec naturel. Les mecs ne les draguaient pas plus que les autres, en tous cas, je n’ai jamais été le témoin de gestes ni de menaces agressives (même s’il a pu y en avoir). Même si la chose ne semblait pas tout à fait banale, personne n'aurait été assez bas de plafond pour parler d'impudeur. Si ma mémoire est exacte, et pour être très précis, il me semble que les femmes se bronzaient les seins nus, mais qu’elles remettaient le soutif pour le bain. Qu’importe !
Presque trente ans plus tard, dans la France entière, le progrès est formidable : quand des femmes ôtent leur maillot du haut, la presse accourt et en fait un événement. Les séditieuses qui s’y risquent se regroupent en mouvements de militantes furieuses, ivres de provocations et de féminisme radical ! Le tout sous les coups des vigiles, sous les plaintes et sous les crachats ! Aujourd’hui, il faut au moins être une tumultueuse pour oser, en groupe, un tel vandalisme social ! Y’a pas à dire, on est allé de l’avant ! Notre société semble s’être transformée en un lieu d’échange de coups, un forum de la confrontation où des groupes irréductibles se frittent en permanence et à propos de tout. Rien de ce qui faisait l’ordinaire de la vie ne semble capable de rester en place bien longtemps. Si les Tumultueuses se remettent à ôter le maillot, c’est que les règlements des piscines sont devenus plus restrictifs, que l’habitude s’est perdue, c'est aussi qu'on s'est remis à parler d'impudeur au sujet des naïades. Un jour, peut-être, les piscines municipales définiront partout des créneaux horaires pour les femmes, voire des tenues obligatoires selon la religion de la baigneuse, et celles qui voudront s’en affranchir devront s’armer, monter une opération militaire et risquer le sacrifice de leur vie dans l’assaut.

samedi 2 mai 2009

La critique pour les nuls



En ces temps de Zemmour /Nauleau, il n’est plus possible de parler de la critique à table sans tomber sur un fâcheux pour qui les choses ne sont pas claires. Tantôt, on a droit à une réaction offusquée de ce que les « critiques » se croient tout permis, qu’ils osent dire qu’un film est une grosse merde alors que, paraît-il, nous devons juste nous autoriser un pudique « je n’aime pas », ou un « cela ne me semble pas très opportun ». Tantôt, nous tombons sur un authentique rebelle pour qui les artistes « se prennent pour des chais pas quoi », pour qui Mozart est un homme comme un autre, et qui soutient qu’on devrait arrêter de penser qu’un artiste mérite plus de considération qu’un fabricant de casseroles. J’ai récemment été pris à partie (courtoisement) par un copain qui déteste le couple Zemmour / Naulleau, et qui me reprochait de cautionner les privautés qu’ils prennent avec des gens qui « ne font que leur boulot ». Oui, ce sincère croit que Francis Lalanne ne fait que son boulot, et qu’à ce titre, on doit le respecter… Evidemment, j’ai le plus grand mépris pour la notion de respect, du moins l’acception maffieuse qui est ici en jeu.
Ainsi, on devrait respecter une connasse parce que son émission est regardée par cent millions de personnes, comme on respecte un parrain qui peut te foutre cinquante contrats au cul. Question de puissance, pouah ! Ou nous devrions être respectueux par esprit égalitariste forcené, ou relativisme absolu : Cali et Bartok sont tout aussi respectables l’un que l’autre puisqu’il font leur truc sincèrement, entend-on dire parfois, incrédules, abattus et inconsolables. Le relativisme est un poison qui a parfaite apparence de sirop : cet avatar du déconstructivisme pose que tout se vaut, Hervé Vilar ou Michel Ange, pourvu qu’il y ait des gens pour s’y intéresser. Or, les "gens" sont tous égaux entre eux, donc... Si l’on suivait logiquement cette pente fatale, on pourrait sans doute conclure qu’Hitler et Saint François d’Assise « se valent », et ne sont séparés que par des nuances d’appréciations toutes personnelles…
Mais passons aux choses sérieuses. Le monde est ainsi fait que des individus cultivés et exigeants sont amenés à débattre avec des rustres pensant que le grand Journal de Canal + est un sommet d’insolence. Evidemment, quand on ignore jusqu’à l’existence de Léon Bloy, par exemple, un animateur télé qui dit merde peut passer pour un fieffé rebelle. Quand on n’a jamais vu un film des Marx Brothers, on peut se régaler des Ch’tis… Pour toute personne normale, il est inconcevable d’affirmer que Madame Bovary est un roman à l’eau de rose, que la Joconde est un barbouillis enfantin ou que le Taj Mahal déshonorerait un périph’. Pour un gros con, pour un barbare, c’est très exactement l’inverse ! Or, les barbares ont aujourd’hui la parole, ils ne la monopolisent pas encore totalement mais, étant conçus pour l’outrance et le gueulement, ce sont eux qui sont le plus entendus. Ainsi, le désordre des choses se met progressivement en place.
Pourtant, les choses ne se valent pas. L’égalité n’est qu’une valeur morale, sans rapport avec le réel. Qu’un journaliste asticote un chanteur pour adolescentes est une bonne chose, le signe que ce type de chanteurs n’est pas encore tout-puissant en France. Mais qu’un autre compare le Château d’Argol à une marque de dentifrice serait une pure barbarie. Oui, d’un côté, on peut s’amuser d’un chantouilleur mineur qui gagne des millions en se prenant pour un as, de l’autre, on doit ménager un authentique artiste, dont on peut ne pas apprécier l’œuvre, mais qui impose naturellement le respect par l’ampleur, la nouveauté et la valeur de son travail. Les choses de l’art n’ont aucun rapport avec les positions idéologiques, et dans une époque qui tend (heureusement) à assurer une certaine égalité entre les hommes, il faut quand même se résoudre à considérer l’œuvre de Chaplin supérieure à celle d’Eric et Ramzy, à tous points de vue. On n'a jamais autant parlé de culture qu'en cette époque soumise entièrement aux ignorants. C'est parce qu'on confond culture et sous-culture, voire sous-sous culture, voire sous-sous-sous culture. Si l'on osait un brin de sincérité, un soupçon de lucidité, on avouerait que ce qui est proposé au plus grand nombre appartient à cette dernière catégorie, et c'est marre! Qu'on utilise le même mot "d'artiste" pour désigner Haendel, Palladio et Olivia Ruiz m'a toujours paru extrêmement significatif de cette grande lâcheté moderne...
Pour conclure, cette vidéo, magnifique exemple de ce que peut être un artiste : pas cool, cassant, injuste, blessé, hautain, désespéré et sublime. Aucun rapport avec Francis Lalanne.