mercredi 25 janvier 2012

O tempora, O Morin


Il est des jours où toute volonté vous abandonne. Le monde est trop lourd, il résiste trop, vous n'en pouvez plus. Vous avez envie de tout laisser tomber et de devenir sourd, et qu'on vous foute la paix. Mais le découragement vous a déjà trop atteint, vous n'avez même plus l'énergie pour tout envoyer au diable. Alors vous glissez sur le canapé, pétrifié, les bras de plomb, paumes en l'air, dans l'hébétude finale.
Ces grands découragements suivent souvent une révélation, une nouvelle plus affligeante encore, une énième manifestation de l'invincible merde où nous sombrons. Pour moi, ça a été la découverte de CETTE VIDEO. Après ça, que reste-il à démontrer?

jeudi 12 janvier 2012

Un dimanche avec Lefebvre


Frédéric Lefebvre s’est fait jadis une réputation de pitbull en tenant un discours « décomplexé » sur un certain nombre de questions. Quand il était porte-parole de l’UMP, il déroulait ses mantras ultralibéraux avec l’assurance des prosélytes, bousculant la parole trompeuse des déreglementeurs de Code du travail ordinaires. Avec lui, au moins, on savait qui encule.
Puis, pour obtenir un poste de secrétaire d’Etat, il dût mettre de l’eau plate dans son Redbull. Il changea son look de voyou en chaussant, on s’en souvient, une rassurante paire de lunettes. Il sacrifia même à un rite bien français : se faire photographier un livre à la main – un vrai livre, de littérature, avec plus de mots que d’images ! Paris vaut bien une messe, disait l’autre.

Evidemment, même un enfant de cinq ans, même un type limité, même un étudiant en publicité sait qu’une peinture neuve ne transforme pas votre camionnette Zastava en cabriolet Porsche, pas plus qu’une paire de lunettes ne change un idéologue fulminant en gestionnaire bonhomme. Nous en avons un nouvel exemple avec l’énième tentative lefebvrienne d’annihilation du repos dominical. Travailler le dimanche, bientôt, faudra payer pour y échapper.

On sait que la guerre est une période favorable aux décisions audacieuses. Quand la victoire et la survie sont en jeu, les programmes industriels prennent du muscle, les recherches sont financées, les moyens sont concentrés sur l’essentiel, tout le monde est sommé de se sortir les doigts du cul. Et l’avantage de la « crise » économique que nous vivons, c’est qu’elle rend encore plus évident l’état de guerre où chaque péquin est plongé jusqu’au cou, son existence durant. Alors, puisque nous sommes en guerre (ou crise), fi des règles et des rythmes pépères de nos aïeux ! Hardi, petits consommateurs, la main à la poche, et vite ! C’est Lefebvre qui le dit ! Comme à Verdun, comme à la Marne, il ne s’agit plus de lambiner ! Le dimanche ? Je te lui explose sa face, moi ! Repos mes couilles !... Quoi… des soldes ? Parfait’ment ! des soldes toute l’année ! même le dimanche ! Faut dépenser, faut les lâcher, tas de pingres ! Le dimanche, en famille, han, dé ! han, dé ! à la caisse !… Bling ! direction les surgelés…han, dé !... et on s’arrête aux écrans plats, bande d’économes ! han, dé ! On rallonge la période des fêtes, oui, je décrète ! J’ordonne, je veux ! La fête du pognon ! C’est moi l’chef, bordel ! Han, dé !... Des affaires à faire… des ristournes, bizness ! des tas de soldes ! Secrétaire des tas, je suis ! le Commerce, c’est moi !... Qué dimanche, tas d’oisifs ? Qué repas à table avec la mémé ? Et pourquoi pas une ballade aux champignons, histoire de bouffer gratis, pendant qu’on y est ? Aux caisses, et qu’ça saute ! Je veux voir palpiter les CB !

Lefebvre comme à ses plus belles heures, comme au temps du pugilat… redevenu le pourfendeur des atermoiements, le sabreur de nuances, l’exécuteur du divin marché. Il en pouvait pu des lunettes… il en pouvait pu des bureaux vernis et du Que sais-je ? sur Voltaire. C’est un sanguin, Lefebvre, il ne cache jamais longtemps sa nature. Là, en pleine guerre, alors que la France coule et que la croissance repart vers l’abîme, alors que le Pèzident patauge et que sans rire, le pays s’apprête à voter François On Glande, il se dit que c’est le moment de l’estocade. Cible : tout ! A commencer par le dimanche, jour inutile et vestige du vieux monde, jour maudit, terne, calme, long, poussif, désert, jour mort et même pire : improductif ! Jour où les bœufs ont l’habitude de ne rien faire, de rester chez eux ou d’aller glander le long des quais, horreur ! Et même pendant les périodes de soldes ? Haaaa, que des magasins ferment alors que les Chinois sont à nos portes, il supporte pas, Lefebvre ! Il pense aux touristes, Lefebvre, qui sont là, sous nos yeux, les poches gonflées de désir, le morlingue prêt à éclater, les yeux plus gros que le bide devant des vitrines éteintes : fermé le dimanche ! Horreur ! Crime de lèse-bénéfice ! Le touriste, ce con, si on lui ouvre pas son Gifi le dimanche, si on lui ferme Ed l’épicier, il prend ses liasses sous le bras et va les semer en Angleterre, en Allemagne, au Benelux ! Encore un coup des étrangers ! Alors il rameute, il attaque, Lefebvre, il reprend l’initiative et remet le couvert. Et si ses arguments d’escroqueur d’enfants séduisaient les saligauds qui trouvent très pratique de faire des courses le dimanche, rien ne dit qu’on n’arriverait pas à l’enterrer définitivement, cette tradition chômée multiséculaire !

Quand ça commence à sentir le sapin pour une majorité, deux solutions : la fainéantise façon Chirac 2.0, ou l’excès de zèle façon Fillon. On réveille Guéant, on ressort Morano, on lâche Lefebvre, en se disant que ce qui sera arraché à la douceur de vivre sera toujours ça que ces cochons de payeurs n’auront plus.

mardi 10 janvier 2012

Fromage+


Je ne lis ou ne suis que très peu de blogs, en fait. Disons que je n'ai pas le temps, ou que celui-ci est pris par autre chose. Pourtant je le regrette, et il m'arrive parfois, comme ça doit arriver à beaucoup de gens, de consacrer une soirée à passer d'un blog à l'autre, à mélanger les sujets, à visiter ces chapelles étranges aux portes grandes ouvertes.

Les blogs politiques sont de loin ceux que je fréquente le moins. Quelle que soit la vision centrale et l'orientation d'un blog politique, il a une tendance invincible à l'obsession. J'imagine qu'une lecture trop assidue favoriserait une paranoïa épuisante. Et parmi les blogs politiques, bien sûr, les pires sont les blogs militants. Il n’est sans doute pas nécessaire d’expliquer le mépris que ce dernier mot déclenche chez le gentleman et l’homme d’esprit : aucune chance de trouver de l’élégance ni une bonne blague sur un blog qui sauve le monde trois fois par jour.

Je n’ai jamais fréquenté Fromage Plus. Je serais bien en peine de décrire sa ligne, ne sachant même pas s’il en a une. En revanche, on m’y a orienté sur un article qui m’a bien plu, et que je recommande. Il résume à mon avis très bien ce qui fait l’intérêt de certains blogs (y compris politiques) et d’Internet en lui-même. On y retrouve le soulagement du lecteur tombant enfin sur un texte qui traite un sujet de façon « normale », c'est-à-dire exempte des autocensures médiatiques, directe et sans détour, purgée des mots-valises et des opinions dominantes, libre enfin. La liberté des courageux, des malins, des forts en thèmes ou des grossiers, des outranciers, des dégueulasses et des malades, mais la liberté qui tout simplement s’exprime. La liberté qui n’est plus un mot, une devise, une émission de Canal+ mais un acte, un texte, un gros « merde » jeté sur l’écran.

lundi 2 janvier 2012

La religion du vote


Quand on considère les croyances, les religions et autres superstitions, il est de coutume d’observer un ton neutre et de garder pour soi les éventuelles plaisanteries que les buissons ardents, des tapis volants et autres ressuscitations inspirent. L’homme sérieux est sommé de retenir le fou rire et l’envie de pleurer qui, immanquablement, lui montent aux yeux. Seul l’athée militant peut se permettre de persifler et d'exprimer le mépris qu’il porte aux choses de la foi, et encore, en s'en excusant. L’homme d’études, l’homme pondéré, qui peut être croyant lui-même par ailleurs, doit donc s’en tenir aux faits (tâche impossible en matière de surnaturel, mais passons) ! En revanche, quand il a posé son stylo et qu’il parle librement, le même historien sérieux se laissera volontiers aller à quelques blagues sur les vieilles religions romaine, gauloise, les croyances de l’Océanie ou celles de l’Egypte antique, avec leur fatras d’idées bizarres, leurs mythes si contraires à l’évidence des faits qu’on se demande bien, quelques milliers d’années plus tard, comment les Anciens en arrivèrent là. Pourtant, si ces gens revenaient parmi nous, s’en trouverait-il un seul pour croire, comme nous le faisons, au mythe que représente une élection présidentielle ?

Aux temps heureux de l’avant-chiraquisme, les Présidentielles se succédaient tous les sept ans. Ça nous laissait le temps de souffler et ça permettait une chose que les temps modernes ont aboli : le travail dans la durée. Le zapping ayant gagné tous les aspects de la vie, on s’étonne même qu’on ait octroyé cinq longues années pour un mandat de Président de la République : six mois auraient tout aussi bien fait l’affaire. Enfin, nous voici donc soumis au rythme effréné qu’un pays pantelant s’est choisi pour donner l’illusion de l’énergie. Et « ça marche » ! Sitôt qu’une élection pointe (c'est-à-dire presque tout le temps), les journaux se remettent à vendre leur papier, les émissions bourgeonnent, les commentaires prolifèrent, la machine redémarre. Pour que l’illusion soit complète, en effet, il est nécessaire de ne pas lésiner sur les moyens. Tout est fait pour que chacun croie, contre toute évidence, qu’une ère nouvelle est proche et qu’il suffit d’un papier glissé un dimanche dans une boîte pour la faire advenir. Tu votes, on s’occupe du reste ! C’est simple, c’est pratique, c’est la démocratie. C'est le programme 2012.
Bien sûr, si l’on excepte les très jeunes gens, les débiles profonds et les trous du cul, nous avons tous déjà constaté que cela est faux. C’est que nous n’en sommes plus à notre première élection présidentielle : nous sommes donc en mesure de savoir, aussi sûrement que n’importe quel praticien de la vie, qu’une élection ne change rien au gigantesque bordel qu’est devenu la politique à l’échelle mondiale. Déjà, au niveau d’une municipalité, quand un maire réussit à changer les horaires de ramassage des ordures, qu’il a semé ses trois ronds-points et son lotissement « les Lilas, les Genêts », c’est inespéré. Et encore, les maires ne sortant pas tous des mêmes écoles, n’étant standardisés ni par la com ni par la chirurgie plastique, il y a beaucoup plus de chances de trouver une position originale et une idée neuve chez un maire de village que chez un Président de la République. Malgré cela, on continue de nous vendre l’élection d’un président comme une chose essentielle, un tournant historique, une épiphanie réclamant non seulement notre bulletin mais aussi notre attention, notre temps, notre adhésion, notre enthousiasme et bientôt notre amour. Il se trouve même des gredins pour réclamer un vote obligatoire, comme dans ces pays dégueulasses où un droit synonyme de liberté est maquillé en devoir sous peine de prison !

S’il s’agissait de choisir entre des personnes réellement antagonistes et des programmes opposés, par exemple s’il fallait trancher entre le communisme coréen, la charia et le reaganisme, je comprendrais les passions. S’il y avait donc un réel danger que les choses changent, que les règles soient bouleversées, que des mesures radicales soient prises, on pourrait se chicaner entre partisans. Mais départager des clones énarques entre eux, voyons… Arbitrer entre un candidat qui veut « plus d’Europe », un qui en veut « encore plus », un troisième qui promet « le changement pour tous et l’avenir pour chacun » et celui qui veut « faire du bien à la planète »… Qu’un tel challenge soulève encore l’intérêt du peuple paraîtra aussi baroque aux historiens du XXIII ème siècle que le panthéon maya l’est à nos yeux. Et que ces historiens futurs ne s’y trompent pas : les abstentionnistes expriment plus la passivité des blasés que le refus lucide de ceux qui contestent. Médiatiquement parlant, il n’y a d’ailleurs plus de place pour ceux qui refusent la comédie du vote, nulle part ils ne peuvent faire valoir leurs arguments ni surtout exposer leur exemple. En attendant la criminalisation.

L’exemple du Printemps arabe, après tant d’autres, nous en montre l’exemple : un système qui verrouille trop l’opposition ne laisse pas d’autre alternative que l’émeute, la violence, le coup d’Etat, la révolution. De doctes politologues nous expliquent que ces systèmes sont finalement fragiles et ne peuvent perdurer que par l’augmentation conjuguée du mensonge et de la contrainte. Du haut de notre supériorité démocratique, nous vivons pourtant nous aussi dans un système qui a réduit à presque rien les possibilités de changement radical en son sein, et qui emploie toutes ses ressources de propagande à rendre inaudibles les voix discordantes. Le prochain Printemps sera peut-être plus surprenant encore que le dernier en date...
Au début de la Troisième république, nous n’en n’étions pas encore là, et le texte ci-dessous, paru dans Le Figaro en 1888, pourra permettre de juger quels progrès ont été faits depuis par notre indépassable démocratie.


« Une chose m’étonne prodigieusement, j’oserai dire qu’elle me stupéfie, c’est qu’à l’heure scientifique où j’écris, après les innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un ou de quelque chose. […] Surtout, souviens-toi que l’homme qui sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce qu’en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses qu’il ne te donnera pas et qu’il n’est d’ailleurs pas en son pouvoir de te donner. [...] Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne disent rien, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit. »

Octave Mirbeau – La grève des électeurs. 1888


Pour le texte complet,

"Une chose m’étonne prodigieusement, j’oserai dire qu’elle me stupéfie, c’est qu’à l’heure scientifique où j’écris, après les innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un ou de quelque chose.
Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène n’est-il pas
fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ?
Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie de l’électeur moderne ?
Et le Charcot qui nous expliquera l’anatomie et les mentalités de cet
incurable dément ?
Nous l’attendons.
Je comprends qu’un escroc trouve toujours des actionnaires, la Censure des défenseurs, l’Opéra-Comique des dilettanti, le Constitutionnel des abonnés, M. Carnot des peintres qui célèbrent sa triomphale et rigide entrée dans une cité languedocienne; je comprends M. Chantavoine s’obstinant à chercher des rimes; je comprends tout.
Mais qu’un député, ou un sénateur, ou un président de République, ou n’importe lequel parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective, quelle qu’elle soit, trouve un électeur, c’est-à-dire l’être irrêvé, le martyr improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine, vous engraisse de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule perspective de recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de trique sur la nuque, des coups de pied au derrière, quand ce n’est pas des coups de fusil dans la poitrine, en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je m’étais faites jusqu’ici de la sottise humaine, en général, et de la sottise française en particulier, notre chère et immortelle sottise, â chauvin !
Il est bien entendu que je parle ici de l’électeur averti, convaincu, de l’électeur théoricien, de celui qui s’imagine, le pauvre diable, faire acte de citoyen libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions, imposer — ô folie admirable et déconcertante — des programmes politiques et des revendications sociales ; et non point de l’électeur "« qui la connaît » et qui s’en moque, de celui qui ne voit dans « les résultats de sa toute-puissance » qu’une rigolade à la charcuterie monarchiste, ou une ribote au vin républicain.
Sa souveraineté à celui-là, c’est de se pocharder aux frais du suffrage universel. Il est dans le vrai, car cela seul lui importe, et il n’a cure du reste. Il sait ce qu’il fait.
Mais les autres ?
Ah ! oui, les autres ! Les sérieux, les austères, lespeuple souverain, ceux-là qui sentent une ivresse les gagner lorsqu’ils se regardent et se disent : « Je suis électeur! Rien ne se fait que par moi. Je suis la base de la société moderne. Par ma volonté, Floque fait des lois auxquelles sont astreints trente-six millions d’hommes, et Baudry d’Asson aussi, et Pierre Alype également. » Comment y en a- t-il encore de cet acabit ? Comment, si entêtés, si orgueilleux, si paradoxaux qu’ils soient, n’ont-ils pas été, depuis longtemps, découragés et honteux de leur œuvre ?
Comment peut-il arriver qu’il se rencontre quelque part, même dans le fond des landes perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles cavernes des Cévennes et des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez déraisonnable, assez aveugle à ce qui se voit, assez sourd à ce qui se dit, pour voter bleu, blanc ou rouge, sans que rien l’y oblige, sans qu’on le paye ou sans qu’on le soûle ?
À quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son droit, assuré qu’il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu’il ait écrit dessus... Qu’est-ce qu’il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte extravagant ? Qu’est-ce qu’il espère ?
Car enfin, pour consentir à se donner des maîtres avides qui le grugent et qui l’assomment, il faut qu’il se dise et qu’il espère quelque chose d’extraordinaire que nous ne soupçonnons pas. Il faut que, par de puissantes déviations cérébrales, les idées de député correspondent en lui à des idées de science, de justice, de dévouement, de travail et de probité ; il faut que dans les noms seuls de Barbe et de Baihaut, non moins que dans ceux de Rouvier et de Wilson, il découvre une magie spéciale et qu’il voie, au travers d’un mirage, fleurir et s’épanouir dans Vergoin et dans Hubbard, des promesses de bonheur futur et de soulagement immédiat.
Et c’est cela qui est véritablement effrayant.
Rien ne lui sert de leçon, ni les comédies les plus burlesques, ni les plus sinistres tragédies.
Voilà pourtant de longs siècles que le monde dure, que les sociétés se déroulent et se succèdent, pareilles les unes aux autres, qu’un fait unique domine toutes les histoires : la protection aux grands, l’écrasement aux petits. Il ne peut arriver à comprendre qu’il n’a qu’une raison d’être historique, c’est de payer pour un tas de choses dont il ne jouira jamais, et de mourir pour des combinaisons politiques qui ne le regardent point.
Que lui importe que ce soit Pierre ou Jean qui lui demande son argent et qui lui prenne la vie, puisqu’il est obligé de se dépouiller de l’un, et de donner l’autre ?
Eh bien ! non. Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il vote pour les plus rapaces et les plus féroces.
Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours.
Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit.
Ô bon électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère, si, au lieu de te laisser prendre aux rengaines absurdes que te débitent chaque matin, pour un sou, les journaux grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou rouges, et qui sont payés pour avoir ta peau; si, au lieu de croire aux chimériques flatteries dont on caresse ta vanité, dont on entoure ta lamentable souveraineté en guenilles, si, au lieu de t’arrêter, éternel badaud, devant les lourdes duperies des programmes; si tu lisais parfois, au coin du feu, Schopenhauer et Max Nordau, deux philosophes qui en savent long sur tes maitres et sur toi, peut-être apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles.
Peut-être aussi, après les avoir lus, serais-tu moins empressé à revêtir ton air grave et ta belle redingote, à courir ensuite vers les urnes homicides où, quelque nom que tu mettes, tu mets d’avance le nom de ton plus mortel ennemi. Ils te diraient, en connaisseurs d’humanité, que la politique est un abominable mensonge, que tout y est à l’envers du bon sens, de la justice et du droit, et que tu n’as rien à y voir, toi dont le compte est réglé au grand livre des destinées humaines.
Rêve après cela, si tu veux, des paradis de lumières et de parfums, des fraternités impossibles, des bonheurs irréels. C’est bon de rêver, et cela calme la souffrance. Mais ne mêle jamais l’homme à ton rêve, car là où est l’homme, là est la douleur, la haine et le meurtre. Surtout, souviens-toi que l’homme qui sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce qu’en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses qu’il ne te donnera pas et qu’il n’est pas d’ailleurs, en son pouvoir de te donner. L’homme que tu élèves ne représente ni ta misère, ni tes aspirations, ni rien de toi; il ne représente que ses propres passions et ses propres intérêts, lesquels sont contraires aux tiens. Pour te réconforter et ranimer des espérances qui seraient vite déçues, ne va pas t’imaginer que le spectacle navrant auquel tu assistes aujourd’hui est particulier à une époque ou à un régime, et que cela passera.
Toutes les époques se valent, et aussi tous les régimes, c’est-à-dire qu’ils ne valent rien. Donc, rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel. Tu n’as rien à y perdre, je t’en réponds ; et cela pourra t’amuser quelque temps. Sur le seuil de ta porte, fermée aux quémandeurs d’aumônes politiques, tu regarderas défiler la bagarre, en fumant silencieusement ta pipe.
Et s’il existe, en un endroit ignoré, un honnête homme capable de te gouverner et de t’aimer, ne le regrette pas. Il serait trop jaloux de sa dignité pour se mêler à la lutte fangeuse des partis, trop fier pour tenir de toi un mandat que tu n’accordes jamais qu’à l’audace cynique, à l’insulte et au mensonge.
Je te l’ai dit, bonhomme, rentre chez toi et fais la grève. "

Le Figaro, 28 novembre 1888