lundi 29 juillet 2013

J.J. Cale n'est plus.




J.J. Cale parlait peu de lui-même. Il n'aimait ni les interviews, ni les lieux exposés, ni les emmerdeurs. Il a vécu pour son art, instruments en mains, à son rythme. Il devait bien rire des articles qu'il inspirait, où les mêmes choses sont répétées cent fois, son accès à une gloire discrète grâce aux reprises qu'Eric Clapton fit de ses chansons, l'influence qu'il eut sur tant de célèbres vendeurs de disques, mieux armés que lui pour plaire aux multitudes.

Ce qui saute aux oreilles, chez lui, c’est qu’il continue de comprendre ce qu’est le blues après qu’un siècle a passé dessus. Il y apporte sa note sans tomber dans les répétitions de formules convenues, que chaque nouveau gratteur de guitare apprend très tôt pour n’en plus sortir. Les formules, il a su créer les siennes, et les exploiter sur plusieurs décennies. On lui a reproché ça, d’ailleurs, cette propension à refaire les « mêmes » morceaux, comme si les bluesmen, comme si les musiciens de reggae faisaient autre chose que jouer les « mêmes » morceaux…
Mais J.J. Cale n’est pas seulement un chanteur de blues, sa musique est enrichie des nuances du jazz, du country folk et d’une forme personnelle de rock. Opération de mélange dans laquelle il a réussi à ne pas oublier le blues, à en conserver la structure et l’esprit, non les formes épuisées.




Les journaux spécialisés ( ?) le décrivent comme un « guitar hero », expression creuse censée attirer à elle les fanatiques de la course aux notes. J’affirme ici qu’il n’en est rien, qu’il n’a pas les attributs de la catégorie et n’en a surtout jamais joué le jeu. C’est un grand guitariste dans son style, qui n’a rien d’héroïque, qui ne sacrifie pas son art pour le plaisir des foules adolescentes et ne prend jamais la pose. Le « guitar hero » n’est ni un héros, ni un simple guitariste surdoué, c’est une figure contemporaine qui a peu à voir avec la musique. C’est une icône, un produit qui utilise son corps pour la séduction comme d’autres mettent en avant leur poitrine de rêve. Dans le rock, les femmes séduisent avec leur voix, leurs lèvres, leur corps ; les hommes, eux, sont des « guitar heros ». On n’aurait pas idée de désigner Wes Montgomery ou Andres Segovia comme des guitar hero : ce sont des guitaristes majeurs, des génies, des musiciens d’exception, cela suffit bien. D’ailleurs, plutôt que s’attarder sur la figure du guitar hero, je renvoie les curieux aux analyses de Michel Clouscard sur ces héros chevelus, guitaristes et portant des Jeans, que le capitalisme procure aux jeunes comme autant de modèles pour une rébellion si pratique, qui n’empêche ni la consommation, ni la soumission à ses règles, bien au contraire…

Plutôt que guitariste héroïque, J.J. Cale fut un exceptionnel mélodiste, un songwriter de premier plan, et un ingénieur du son hors pair. Ses prestations scéniques ont souvent déçu, et pour cause : ni volontaire pour faire le numéro du virtuose, ni capable de se rouler par terre pour affirmer son propos, Cale déroulait une nonchalance qui s’accorde mal avec les grandes scènes. Une nonchalance qui s’accorde mal, surtout, avec l’hystérie de bon goût censée accompagner chaque fois l’apparition publique des maîtres.



Si on veut le connaître, pas de doute, c’est vers ses albums qu’il faut aller, en particulier ceux sortis jusqu’en 1983. Après cette date, le talent mélodiste est amoindri, et les perles se font plus rares. La nonchalance dont on lui fait crédit n’a pourtant pas affecté la tenue de ces albums : le son y est toujours étonnant, jusqu’à devenir le son de Tulsa, le son de Mister Cale, qu’on reconnaît aujourd’hui chez ses imitateurs et ses disciples (le générique des Sopranos en est un exemple célèbre). La complexité des recettes du son Cale a toujours été mise au service de la simplicité de ses chansons. J.J. Cale n’a jamais perdu le principe simple de sa musique populaire, qualité rare chez les surdoués. Tout est simple, tout coule, tout roule, chaud et lancinant, comme une virée sur les routes désertes de l’Oklahoma. C’est une musique discrète, qui a de la tenue, donc de la retenue.

J.J. Cale est mort avant-hier, à 74 ans, alors qu’il semblait bien parti pour être éternel. Il avait le rare privilège d’être moins connu que ses chefs d’œuvre, comme s’il avait été oublié de son vivant. Oublié dans un monde sans mémoire, ou qui en change tous les quatre matins. Oublié au milieu des quarts d’heures de célébrité qu’on déverse à profusion comme une régalade de fête foraine, et dont s’emparent les pires bourriques sous nos applaudissements. Oublié comme on peut le dire d’un coin de campagne, lent, silencieux et modeste, où il est encore possible de vivre.